Fil d'Ariane
Québécoise de 56 ans, Julie Doucet est seulement la quatrième femme à inscrire son nom à ce palmarès prestigieux, après les Françaises Claire Bretécher et Florence Cestac et la Japonaise Rumiko Takahashi. Elle y est aussi la première Canadienne, la très grande majorité des lauréats étant européens, surtout Français ou Belges.
"Tout ça, c'est parti de presque rien, un petit fanzine dans les années 80 avec un titre pas très net. Et me voici à Angoulême, j'ai gagné le prix le plus important de l'industrie de la bande dessinée", a-t-elle dit lors de la cérémonie d'ouverture du Festival, au Théâtre national d'Angoulême.
Julie Doucet est connue surtout pour les fanzines qu'elle a signés il y a une trentaine d'années, "Dirty Plotte", expressionnistes voire trash.
Devenu quasi introuvable, et objet de culte pour de nombreuses dessinatrices, ce travail a été remis en lumière en novembre grâce à sa publication en un volume par l'éditeur français L'Association. Recueil de 400 pages à partir des fanzines qu'elle a signés de 1988 à 1990, débordant de ses angoisses, fantasmes et cauchemars, son chef-d'oeuvre d'humour noir et d'autobiographie très distanciée s'intitule "Maxiplotte" (éditions L'Association), un livre réservé à un public averti.
Ce mot québécois est inconnu des lecteurs français. Page 17, elle l'explique crûment: "Donc, ceci est une plotte", indique son personnage en pointant le dessin anatomique d'une vulve.
La consécration, avec le prix le plus prestigieux de la BD, jamais remis auparavant à un auteur venu du Canada, contraste avec ses débuts très modestes à Montréal il y a 35 ans.
Je sortais des Beaux-Arts, où j'avais rencontré des gens qui faisaient des bandes dessinées. Le format me plaisait beaucoup parce qu'il était instantané.
Julie Doucet
La Montréalaise est connue pour son extrême discrétion, voire sa réticence à apparaître en public. Certains se sont même demandé s'il était adapté, malgré son talent, de la faire concourir à cette récompense, qui est à la bande dessinée ce que le prix Nobel de littérature est au roman.
Elle a cependant été plébiscitée par le vote de ses pairs, devant deux Françaises, Pénélope Bagieu et Catherine Meurisse, déjà battues en finale l'année précédente par l'Américain Chris Ware.
"Je voudrais dédier ce prix à toutes les autrices du passé, du présent et du futur", a affirmé Julie Doucet.
Le Festival d'Angoulême s'est ouvert mercredi soir après avoir dû annuler son édition 2021 en raison de l'épidémie de Covid-19 et reporter celle de 2022 à une date inhabituelle. Un mal pour un bien: depuis fin janvier, période à laquelle il se tient traditionnellement, la situation sanitaire s'est suffisamment améliorée pour permettre d'accueillir le grand public sans pass vaccinal, ni masque.
La dernière édition en date, en 2020, avait attiré près de 200.000 visiteurs dans la cité charentaise, qui revendique le titre de "capitale mondiale de la BD".
La cérémonie d'ouverture a été l'occasion d'un "concert de dessins" en hommage au peuple ukrainien, qui affronte l'invasion de l'armée russe déclenchée en février.
Le dessinateur de BD américain Chris Ware, qui remettait le prix 2022 à Julie Doucet après l'avoir lui-même remporté en 2021, a comparé le président russe Vladimir Poutine à "la brute de la cour de récréation".
(Re)lire : Le Festival d'Angoulême célèbre la BD
Sa personnalité est aussi délicate que sa bande dessinée est rugueuse, parfois franchement "trash" : la talentueuse Canadienne Julie Doucet illustre tout le paradoxe de l'artiste tourmentée à l'intérieur, tendre à l'extérieur.
"Je sortais des Beaux-Arts, où j'avais rencontré des gens qui faisaient des bandes dessinées. Le format me plaisait beaucoup parce qu'il était instantané. J'aimais l'idée qu'on puisse faire une BD, la photocopier, plier, brocher, puis la distribuer tout de suite", raconte-t-elle à l'AFP.
"À l'époque, au milieu des années 80, c'est vraiment +no future+. On pouvait faire à peu près n'importe quoi, on avait plus ou moins d'avenir", plaisante-t-elle. "Un fanzine photocopié, c'était un avenir comme un autre".
La bande dessinée est-elle encore rock ?
Les circonstances l'aident: la jeune Julie Doucet est employée à mi-temps dans un magasin de reprographie qui fait aussi office de "galerie d'art de la photocopie".
Elle place son fanzine mensuel, "Dirty Plotte", chez les libraires et les disquaires, et en fait la promotion dans la presse et les catalogues spécialisés. "J'ai commencé à recevoir des commandes, de partout au Canada et aux États-Unis, et un petit peu de France. C'est comme ça que ça a débuté pour moi".
C'étaient des histoires où je parlais de moi-même, de mes angoisses, de mes interrogations. Un dévidoir... Une thérapie en même temps
Julie Doucet
Le bon accueil réservé par le milieu "underground", en dehors des circuits des grands éditeurs, va doper sa créativité. Ni limite, ni autocensure. Ce n'est pas toujours fin, mais c'est extrêmement drôle et tumultueux: la dessinatrice parle de ses règles, de son envie d'être dotée d'un pénis pour voir ce que ça fait, dessine des chats écorchés, des hommes coupés en rondelles, des corps nus dans des situations peu flatteuses, et mêle joyeusement français et anglais...
L'esthétique punk cache une hypersensible, voire une timide, gênée d'être mise en avant.
"C'étaient des histoires où je parlais de moi-même, de mes angoisses, de mes interrogations. Un dévidoir... Une thérapie en même temps", estime-t-elle avec le recul.
Elle va prendre en 2006 la liberté d'arrêter la BD. "J'étais épuisée, épuisée... Je n'y arrivais plus". Et de se lancer dans plus apaisé: des projets pointus dans les arts plastiques, estampe, gravure sur bois, sérigraphie, etc.
En continuant le fanzine, "je serais morte d'ennui. Non, c'était impossible, j'allais me répéter". Mais, souligne-t-elle, "vivre de son art, c'est difficile, quand on fait, mettons, de la poésie avec des mots découpés".
Quand elle a appris qu'Angoulême la sélectionnait, elle était revenue à la bande dessinée, travaillant depuis plus de deux ans sur un nouveau livre qu'elle présente "comme une fresque dessinée, avec une trame narrative, des bulles", à paraître "d'abord en anglais". Après le Grand Prix, ce retour sera particulièrement attendu.
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