Black Mirror : diagnostic d'une dystopie actuelle

La saison 4 de Black Mirror est disponible sur Netflix depuis le 29 décembre. Cette série est classée dans la catégorie "SF et fantatisque". Pourtant elle apporte, en déplaçant légérement le curseur, un éclairage cru sur le monde d'aujourd'hui.
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Black Mirror
© Netflix
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Au début, tout allait bien. Quand les réseaux sociaux, les écrans, le numérique dans son ensemble a émergé, tout était acclamé comme un progrès, une avancée majeure pour l'humanité. Et c'est encore le cas aujourd'hui avec l'Intelligence Artificielle par exemple (c'est le sujet numérique le plus traité de l'année 2017, le Monde a évoqué cette question dans 200 papiers).

Cette propension à accueillir le numérique dans nos vies tient au fait que tous les sujets en sont affectés, de la culture à l'économie en passant par la politique (Facebook ayant montré sa capacité à influencer les élections américaines en 2014 et en 2016). Pourtant des voix s'élèvent de plus en plus pour souligner les dangers de ces "avancées", des voix parfois même issues de la Silicon Valley comme celle de Chamath Palihapitiya, ancien vice-président en charge de la croissance de l'audience chez Facebook. La prise de recul est difficile et le progrès a un peu "la gueule de bois".

Entre en scène Black Mirror. Une série au format particulier : chaque épisode possède une histoire indépendante, une réalisation propre mais avec un point commun, la volonté de montrer les effets pervers du numérique. Évidemment, le trait est grossi mais le crayon est le même. Par exemple, le premier épisode de la saison 3 met en scène une application qui permet de noter les gens que vous croisez. La note qui vous est attribuée détermine tout les biens que vous pouvez obtenir, des places d'avion aux appartements. Un cauchemar ? Une réalité bientôt finalisée en Chine. Alors qu'apporte la saison 4 ?

Un démarrage sans concession

La saison 4 de Black Mirror compte six épisodes mais les deux premiers représentent à la perfection la portée idéologique de la série et son lien avec la réalité de notre société. 

Le premier épisode, "USS Callister" réalisé par Toby Haynes, aborde la thématique de la réalité virtuelle. Il met en sène Robert Daly, un génie de la programmation qui a créé un jeu, Infinity. On y entre par simulation virtuelle : une réalité alternative un peu plus poussée que la VR que nous connaissons. Un jeu en ligne qui réunit des millions de joueurs à travers le monde pour les propulser dans un univers où ils peuvent se déplacer de planètes en planètes, affronter d'autres joueurs (un jeu dans la droite ligne des Elite dangerous et Star citizen). Seulement voilà, il est le vilain petit canard de son entreprise. Son patron s'est approprié tout le mérite du jeu et ses collègues le maltraitent. Pour se venger, il a codé un mode alternatif du jeu, hors ligne, où il est le seul maître. Un Dieu donc, mais vengeur : il clone ses collègues grâce à leur ADN, les intègre dans le jeu et prend sa revanche des mauvais traitements qu'il subit dans le monde réel. 

Cet épisode traite avec brio de problématiques modernes complexes. La première d'entre elles est la tendance que nous avons à fuir le réel grâce au numérique. Car dans le monde virtuel, le rapport de force est toujours en notre faveur. Même les jeux vidéos qui vous mettent en position de faiblesse (comme le début de l'excellent Metal Gear Solid V : The Phantom Pain ou le jeu d'horreur Outlast où vous ne pouvez que fuir sans possibilité de se battre ou de se défendre), vous finissez toujours par triompher.

Et c'est là que réside la deuxième problématique que montre Black Mirror : notre rapport au pouvoir. "Le pouvoir tend à corrompre, le pouvoir absolu corrompt absolument. Les grands hommes sont presque toujours des hommes méchants" disait John Emeric Dalberg. Grâce au numérique, des réseaux sociaux aux jeux-vidéo, notre pouvoir (ou plutôt notre illusion de pouvoir) grandit chaque jour. Et force est de constater que sur les plateformes qui partagent leurs espaces à différents individus, des luttes de pouvoir se mettent rapidement en place... sans débat ni confrontation d'arguments mais à coups de jugements moraux, d'attaques ad hominem, de procès d'intention et autres procédés de basse réthorique.

Cette question du pouvoir, assez annexe dans le premier épisode, est la colonne vertébrale du deuxième épisode, "Arkangel". Une mère célibataire donne naissance à une fille. Alors que la petite a trois ans, elles se rendent dans un parc. Sur le chemin, un chien aboit et effraie l'enfant. Au parc, une autre maman arrive, la mère détourne son attention de l'enfant... qui disparait. Elle est retrouvée quelques minutes plus tard : elle avait suivi un chat. La mère emmène donc sa fille dans une entreprise, Arkangel, et fait installer un implant dans le crâne de sa fille. Cet implant lui permet, grâce à une tablette, de tout surveiller chez sa fille : signes vitaux, localisation et surtout de voir à travers ses yeux. Elle peut même générer un contrôle parental pour bloquer ce qui serait source de stress et de peur chez sa fille (image comme son). Évidemment, sa fille va s'en rendre compte et lui en vouloir. Sa mère lui promet donc de ne plus la surveiller... Jusqu'au jour où son addiction, trop puissante, reprend les rennes et la pousse à s'immiscer dans l'intimité de sa fille.

Cet épisode, réalisé par Jodie Foster, met en lumière l'éducation d'aujourd'hui. Des internautes critiquaient son aspect trop "prévisible". Mais si cet épisode ne contient pas de surprise, c'est justement parce que son scénario colle à la réalité moderne ; les parents (tels que présentés en caricature dans la série) refusent que leurs enfants aient peur, puissent se blesser, soient exposés à la douleur et surtout que leurs bambins puissent ne pas les aimer ou leur en vouloir.

Une volonté de contrôle absolu qui est déjà possible à l'heure actuelle avec les caméras de surveillance domestique et la géolocalisation des smartphones par exemple. À l'origine, l'intention est bonne : qui a-t-il de mal à vouloir préserver son enfant ? Sauf que, comme le dit l'adage, "l'enfer est pavé de bonnes intentions". Et comme le montre l'épisode de Black Mirror (pour l'anecdote, la réalisatrice a reconnu que le scénario était inspiré de sa propre vie), cette volonté de contrôler amène les parents à priver leurs enfants de la liberté d'expérimenter, nécessaire à la vie.

Solutionnisme et déterminisme 2.0

Prenons un peu de recul. Quel élément relie tous les épisodes de Black Mirror ? La dénonciation de deux phénomènes, le solutionnisme numérique et le déterminisme de l'innovation. Termes obscurs mais qui désignent une réalité tout aussi sombre.

Le "solutionnisme" est un concept développé par l'essayiste technocritique Evgeny Morozov. C'est une idéologie partagée par de nombreuses personnes (et surtout les ingénieurs de la Silicon Valley) qui réduit tous les problèmes politiques, sociaux, économiques et culturels à une question technologique. Conséquence logique : le numérique peut tous résoudre. Dans une interview accordée au Figaro, le  journaliste spécialiste de la Silicon Valley, Philippe Vion-Dury, explique très bien la faille de cette théorie : "la réalité rejaillit dans toute sa complexité : les entreprises obéissent avant tout à des logiques de rentabilité et de conquête de marché, un réseau social peut diffuser des canulars ou être récupéré à des fins de propagandes, l'hyper-connectivité virtuelle détruit certains liens sociaux bien réels…" 

Et Black Mirror démontre ce phénomène dans l'épisode Arkangel : lorsque la mère fait installer l'implant à sa fille, elle demande à la vendeuse si c'est sans danger. Réponse sans appel, tout est sain, aucun risque. Une dizaine d'années plus tard, l'implant est retiré du marché (il avait été interdit en Europe) et il est impossible de l'enlever de la tête des enfants devenus un peu plus grand. "Gouverner, c'est prévoir" disait Émile Girardin. Sauf que les entreprises privées ne gouvernent pas, elles n'ont pas à prévoir. Leur but est simple, le profit. Le dire semble être une évidence : c'est autre chose que d'en avoir conscience. Si nous n'avons pas encore de tels implants, les jouets connectés sont déjà une réalité, les smartphones sont offerts aux enfants de plus en plus jeunes... Sans réflexion sur les risques que telles pratiques peuvent entraîner. Pourtant, comme le déclarent les chercheurs en sciences de l’information Julien Pierre et Camille Alloing dans une interview, le web a un impact à la fois sur nos liens sociaux mais aussi sur nos émotions.

Pourquoi le numérique n'est-il pas régulé ? Pourquoi les entreprises privées sont-elles seules reines en "terres digitales" ? Les raisons sont nombreuses mais l'une d'elles tient de ce "solutionnisme" dans une version un peu moins radicale, le déterminisme de l'innovation. C'est l'idée selon laquelle la société doit se transformer par les nouvelles technologies. Un discours qui a gagné du terrain dans de nombreux domaines jusqu'à la recherche scientifique. Comme l'explique Éric Guichard dans une tribune publiée par Libération, cette idéologie est dangereuse pour une raison très simple : la technique n'est pas indépendante de la morale et de la technologie. Par le numérique, il est aisé de transmettre une idéologie (nous le disions plus haut avec l'exemple de l'influence de Facebook sur les élections). Souvenez-vous de Jurassic Park et de la fameuse phrase du docteur Ian Malcolm ! "Vos savants étaient si pressés par ce qu'ils pourraient faire ou non qu'ils ne se sont pas demandés s'ils en avaient le droit." 

C'est aussi l'enjeu de la question du transhumanisme. Un concept a priori bon : améliorer l'homme grâce à la technologie. Le rendre plus performant, ralentir son vieillissement... Il traduit dans sa plus simple expression le désir de fuir la souffrance et les épreuves, de surmonter sa peur de la mort. Tout ce qui est négatif peut être réglé par les améliorations technologiques. Mais les expériences négatives sont un élément essentiel de la vie. Sans la douleur et la peur, comment mesurer et surtout s'adapter à des dangers ? Sans l'échec, comment savourer la réussite ? Comme l'écrivait Pierre Corneille dans Le Cid, "à vaincre sans péril, on triomphe sans gloire"... Le négatif est par essence désagréable mais il est nécessaire. Et même si les intentions des transhumanistes et autres progressistes du numériques sont bonnes en apparences, elles ne suffisent pas à éclipser la question du sens de leurs actions - et de leurs conséquences.

Bref, Black Mirror est un excellent divertissement qui transmet des alertes claires sur la société d'aujourd'hui, anticipant non pas un futur éloigné de plusieurs siècles mais de quelques années. N'oublions pas la phrase de Georges Bernanos : "on ne comprend absolument rien à la civilisation moderne si l'on n'admet pas d'abord qu'elle est une conspiration universelle contre toute forme de vie intérieure." Adieu donc la question du sens, bienvenu au consumérisme numérique. Mais est-ce vraiment ça le progrès ?