Fil d'Ariane
C’est le roman d’une vie. Et quelle vie ! C’est celle de Mado, née en 1936, à Edéa, au Cameroun, d’un père suédois et d’une mère camerounaise. Ce père, Gösta Hammar, arrive dans le pays sept ans plus tôt, au moment où le monde est confronté à une grave crise économique. La crise de 1929. A tout juste dix-huit ans, il rejoint à Douala, son oncle maternel, Mattias Sylvander, fondateur et patron de Sylvander et Cie, une société forestière plutôt prospère. Très vite, ce jeune homme au physique avantageux et au tempérament d’explorateur, s’attèle à la découverte de cette terre d’Afrique dont il ignore tout, comme son oncle avant lui.
Nous sommes en pleine période coloniale et le Cameroun, ancien protectorat allemand (1884-1916), est alors sous domination britannique pour la partie occidentale, et française pour le reste du pays. Mais Gösta Hammar et son oncle sont des Européens tout à fait singuliers pour l’époque. En plus d’apprécier l’affabilité des populations locales, qui contraste avec les discours sur leur prétendue sauvagerie, tous les deux n’adhèrent pas aux préjugés racistes alors très répandus.
Aux côtés de son oncle, Gösta s’investit dans la marche de Sylvander et Cie, découvre la diversité des populations camerounaises, leurs mœurs, leurs rites… Il apprend même les langues locales, le douala et le pidgin, qui s’ajoutent aux huit autres qu’il parle déjà : suédois, finnois, russe, espagnol, portugais, français, allemand et anglais.
Quatre ans après son arrivée au Cameroun, Gösta fait la connaissance de Salomé Eboussi, jeune et belle secrétaire d’une société d’import-export avec laquelle Sylvander et Cie travaille. De cette passion torride va naître Collinette, petite métisse aux yeux verts que Gösta va immédiatement reconnaître, tout en refusant d’épouser Salomé qu’il soupçonne d’orienter leur relation vers un seul et unique but : le mariage.
Il fait cependant le nécessaire pour subvenir aux besoins de l’enfant et de sa mère. Quelques semaines plus tard, lors d’un dîner organisé à Edéa, par un couple d’expatriés français, Hélène et Jacques Boissont, Gösta tombe amoureux de Monica Yaya, l’une des nombreuses jeunes filles préposées au service des convives. De cette nouvelle idylle va naître Mado, dont la venue au monde se fait un an presque jour pour jour après celle de Collinette, sa sœur aînée.
Mais cette fois-ci, malgré les doutes et les interrogations, Gösta décide de demander la main de Monica Yaya. En vain. Contrairement à l’oncle Mattias, resté célibataire par choix personnel, Gösta veut se marier. La famille de Monica refuse cependant de voir leur fille quitter un jour Pongo Songo, son village natal, pour vivre en Europe. Par amour, Monica accepte de confier la garde de sa fille à Gösta, qu’elle espère rejoindre une fois que les obstacles à leur union seront levés.
Les choses ne vont malheureusement pas se passer ainsi. Contraint de rentrer en Suède où sa mère veut le revoir, Gösta confie la garde de sa fille à Jacques et Hélène Boissont, alors installés à Edéa, sur les bords du fleuve Sanaga, encore appelé Rivière rouge et blanche.
Après des mois de tensions internationales, la Seconde Guerre mondiale éclate et met un terme aux espoirs de mariage de Monica. Alors que Gösta est coincé en Suède, elle vit presque recluse à Pongo Songo. De fait, les Boissont qui n’ont pas d’enfants, se transforment en parents adoptifs de la petite Mado. Après la défaite de juin 1940 et l’Armistice, l’Afrique Equatoriale Française devient un enjeu pour le général de Gaulle qui a besoin d’une base arrière pour conduire la résistance.
A Douala, Jacques Boissont fait partie des premiers volontaires levés par l’armée de salut national du général Leclerc. Accompagnée de Mado, leur fille adoptive, son épouse Hélène quitte le Cameroun pour regagner la France. Durant leur escale à Témara, au Maroc, Hélène et Mado applaudissent le général de Gaulle, venu sur place encourager la 2e DB du général Leclerc en route pour le débarquement de Normandie.
Une fois la guerre terminée, le couple Boissont repart vivre au Cameroun et confie leur fille adoptive à Mémé Marie Daniel, la mère d’Hélène, qui vit à Perpignan, dans le sud de la France. Inscrite au Cours Maintenon, un pensionnat perpignanais de bonne réputation, géré par des sœurs catholiques, Mado doit désormais vivre sous le toit de sa grand-mère adoptive quand elle n’est pas à l’école.
Sans nouvelles de Gösta Hammar, son père biologique, la jeune fille est contrainte non seulement d’apprivoiser ce nouvel environnement où une partie de la population est pétrie de préjugés, mais aussi de faire face à l’absence de ses parents adoptifs et à ce qu’ils lui ont laissé entendre, à savoir que sa mère Monica Yaya est décédée.
A l’âge de quinze ans, Mado retrouve enfin son père qui, entre temps, avait épousé Cérès, une cantatrice finlandaise, avec laquelle il aura quatre enfants au total : Ylva, Nina, Tom et Bill. L’homme culpabilisait d’avoir abandonné sa fille durant de longues années. Et c’est en repartant sur les traces de Jacques et Hélène Boissont, au Cameroun, qu’il va renouer les fils de son histoire.
Finalement, à cause du climat très humide de la ville de Douala, Gösta et Cérès décident de partir vivre en Angola où ils deviennent exploitants agricoles. En quittant la terre camerounaise, Gösta choisit de partir avec sa fille aînée, Collinette. Après les retrouvailles avec son père, Mado se métamorphose littéralement en une très belle jeune fille, doublée d’une danseuse hors pair.
Alors qu’elle attire de plus en plus les regards, surtout de mamans qui ont des fils à marier, Mado choisit d’épouser Marcel, le grand frère de son amie Marion, qui est étudiant en médecine à Toulouse et ambitionne de devenir dentiste, comme son père. Le mariage est célébré le 12 juin 1953, dans la cathédrale gothique de Perpignan.
Si les parents adoptifs de Mado, Hélène et Jacques Boissont, sont présents, Gösta Hammar, son père biologique, ne peut faire le voyage, trop pris en Angola par l’administration de sa ferme. Très attristé, Gösta met néanmoins un point d’honneur à contribuer aux finances de la noce. Par la suite, les jeunes mariés s’installent à Toulouse, où Mado achève une formation dans la promotion des arts.
Un an plus tard, grâce à une substantielle aide financière de son père, Marcel et Mado s’installent à Céret, petite ville frontalière de l’Espagne voisine, où Marcel se retrouve à la tête d’un cabinet dentaire. Mais surtout, Céret a la particularité d’être une ville d’artistes.
A la suite des pionniers que sont le peintre cubiste Frank Burty Haviland et le sculpteur catalan Manolo Hugué, de nombreux artistes s’y installent ou y passent du temps : Pierre Brune, Auguste Herbin, Max Jacob, Jean Marchand, Juan Gris, Georges Braque, Jean Dubuffet, Tristan Tzara, Pinchus Krémègue, Salvador Dalí, Pablo Picasso, Marc Chagall… Durant l’occupation, le peintre Pierre Brune y crée même un centre d’accueil où de nombreux artistes se sont réfugiés.
Riche de ce passé, le cours de la ville de Céret change radicalement lorsque la veuve de l’archiviste Michel Aribaud lui fait don d’une exceptionnelle collection d’œuvres d’art. Après ce don, les initiatives conjointes de Manolo Hugué, Pierre Brune et Burty Haviland, permettent à Céret de se doter d’un musée d’Art moderne qui retrace son aventure artistique. Quand Mado et Marcel y débarquent en 1954, le musée vivote. Par ailleurs, Marcel devient le médecin de Pierre Brune, qui, très affaibli, n’a qu’une obsession : sortir le musée de sa léthargie.
Mado et Marcel le lui promettent et s’y engagent corps et âme. En dépit des réticences initiales de l’équipe municipale, ils parviennent à les convaincre d’installer le musée dans les vastes salles d’un ancien couvent des Carmes du 17e siècle, situé au cœur de la ville. L’enthousiasme de l’édile est même tel qu’il enrôle Marcel dans son équipe et le charge du développement du secteur culturel.
Un soir, à Céret, durant la fête de la Cerise de l’année qui suit celle de leur installation dans la ville, le maître, Pablo Picasso, pose son regard de braise sur Mado. Comme beaucoup d’autres avant lui, il est envoûté par les déhanchés diaboliques de la jeune afro-suédoise. « Brûlant était le regard de Picasso », dira plus tard Mado, en repensant à cet épisode de sa vie.
L’année suivante, en 1956, Mado se rend à Paris pour participer au premier Congrès des écrivains et artistes noirs, à l’invitation de Christiane Yandé Diop, l’épouse d’Alioune Diop, fondateur des éditions Présence africaine et initiateur du congrès. L’affiche de l’événement, qu’elle apprécie tout particulièrement et qu’elle ramène à la maison, est signée Pablo Picasso.
D’ailleurs, Picasso fera aussi don au musée de Céret d’une trentaine de coupelles dans lesquelles il raconte l’histoire de la tauromachie. La première fois que Mado a vu ces coupelles chez Pierre Brune, elle en a eu les larmes aux yeux. Durant ces années où se multiplient les luttes pour les indépendances, en particulier en Afrique, Mado, comme son mari Marcel du reste, pense que les peuples dominés ont droit à l’autodétermination.
Une position que ne partagent pas ses parents adoptifs, qui militent pour le maintien de l’ordre colonial. Jamais, par exemple, ils n’accepteront de parler de la situation politique au Cameroun, où les indépendantistes de l’UPC, l’Union des populations du Cameroun, étaient en lutte contre le pouvoir colonial d’abord, puis contre le régime d’Ahmadou Ahidjo, le premier président camerounais.
Au fil des ans, la vie sociale et professionnelle de Mado et Marcel Petrasch devient de plus en plus riche et dense. Après deux mandats comme conseiller chargé de la culture de la ville de Céret, Marcel transmet le flambeau à son épouse. Celle-ci fréquente alors de nombreuses célébrités, tout en faisant le nécessaire pour rester elle-même. La vie de famille du couple est tout aussi remplie.
Ensemble, ils vont donner naissance à Laure, Sylvie – qui, hélas, se donnera la mort quelques années plus tard –, Isabelle et Axel. C’est d’ailleurs grâce à sa fille Sylvie, qui avait surpris une conversation à ce sujet entre Hélène Boissont, sa grand-mère adoptive, et quelques-unes de ses amies, que Mado découvre que Monica Yaya, sa mère biologique, est toujours en vie au Cameroun.
Longtemps, les contraintes telles que le décès de Gösta Hammar, son père biologique, suivi peu de temps après de celui de Jacques, son père adoptif, l’empêchent de retourner au Cameroun. D’autres drames vont émailler la vie de Mado : le décès de sa sœur Collinette dans un accident de la circulation, celui de Raphaël, le fils de sa fille Sylvie ou plus récemment, celui de son mari Marcel. Au milieu de toutes ces vicissitudes, auxquelles s’ajoute la pandémie mondiale de coronavirus, Mado reste une femme debout. Sa vie est un modèle de résilience.