Fil d'Ariane
C’est une histoire du Canada que le grand public ne connaît pas, une histoire occultée, et peu conforme à l’image que l’on se fait habituellement de ce pays. Et dans l’argumentaire qui accompagne la sortie de cet essai intitulé « NoirEs sous surveillance. Esclavage, répression, violence d’Etat au Canada », les éditions Mémoire d’encrier s’interrogent à juste titre : « Que savons-nous de l’esclavage au Canada ? De la répression exercée sur les femmes et les hommes noirs ? Que savons-nous du racisme systémique ? De la détresse des Autochtones, des sans-papiers, des personnes réfugiées ? Fort peu… concluent-elles. »
C’est à ces questions, et à bien d’autres, que Robyn Maynard tente de répondre dans ce livre. Elle y procède à une analyse méthodique et approfondie de la violence d’Etat que vivent les populations noires, mais aussi autochtones, sur les plans politique, économique et social. Partant, elle fait voler en éclat le mythe, encore très répandu, d’une société canadienne unie et fondée sur un idéal multiculturel.
L’esclavage ne s’est pas déployé dans de gigantesques plantations comparables à celles du sud de l’Amérique du Nord, des Antilles ou de l'Amérique du Sud
Robyn Maynard
D’emblée, Robyn Maynard pose les bases de son projet littéraire : lever la chape de plomb sur la question noire au Canada, et démontrer le racisme structurel dont sont victimes ces populations, qui, encore aujourd’hui, sont diabolisées et criminalisées. Et pour ce faire, l’essayiste remonte au début du 17e siècle, avec les premières arrivées d’esclaves noirs africains, sur le sol de ce que les historiens appellent le Canada pré-confédéral.
« Avant la Confédération de 1867, écrit Robyn Maynard, le Canada se composait de colonies britanniques et françaises à géométrie variable selon les époques, chacune d’elles possédant sa propre pratique esclavagiste. Sur ces terres autochtones (que l’on appelait pas encore le Canada), l’esclavage ne s’est pas déployé dans de gigantesques plantations comparables à celles du sud de l’Amérique du Nord, des Antilles ou de l’Amérique du Sud […] A partir de cette singularité, certaines recherches en sont venues à la conclusion que l’esclavage au Canada s’était résumé à un phénomène marginal relativement anodin. »
Même le ventre des femmes noires n’est pas à l’abri de leurs maîtres blancs ni de la violence de la chosification
Robyn Maynard
Et si le Canada actuel bénéficie toujours d’une image de terre de liberté, et ce depuis l’époque esclavagiste, c’est aussi parce que de nombreux esclaves fuyant l’Amérique du Nord par le chemin de fer clandestin – Underground Railroad en anglais – pensaient y trouver refuge. Malheureusement, ils furent nombreux à déchanter, notamment les milliers d’entre eux qui rejoignirent le Canada avec les loyalistes blancs, après la guerre d’indépendance américaine. Dans certains territoires comme la Nouvelle-Ecosse, les conditions étaient telles que certains esclaves retournaient aux Etats-Unis par le « chemin de fer clandestin inversé ».
Dans le Canada pré-confédéral, la pratique de l’esclavage s’est étalée sur plus de deux siècles, avec l’appui de l’Etat, et une brutalité qui n’a rien à envier à ce qui se faisait ailleurs à cette époque-là. S’appuyant sur les travaux de l’historienne canadienne noire Afua Cooper, Robyn Maynard évoque également les violences sexuelles subies par les femmes esclaves. « Sous le régime de l’esclavage, souligne-t-elle, même le ventre des femmes noires n’est pas à l’abri de leurs maîtres blancs ni de la violence de la chosification, c’est-à-dire la réduction d’un être humain à un objet que l’on possède. »
Et comme aux Etats-Unis, l’abolition de l’esclavage en 1834 au Canada, s’est accompagnée d’une ségrégation féroce. Des dispositions légales empêchaient par exemple les anciens esclaves, supposément libres, de se déplacer à leur guise. Ces populations sont ainsi passées du statut d’esclave à celui de Noir.e.s, avec tout ce que cela comporte de mépris et de déterminisme. « Servilité, criminalité, manque d’intelligence, dangerosité : les caractéristiques accolées aux Noir.e.s conditionneront entièrement le traitement qui leur sera réservé tout au long des 19e et 20e siècles, affirme Robyn Maynard. En dépit de l’abolition de l’esclavage, ajoute-t-elle, les Noir.e.s restent dévalorisés, surveillés dans leurs moindres mouvements, confinés. Les colons blancs et leur gouvernement implantent ainsi une société divisée selon des lignes de fracture raciales, et dans laquelle un Noir vaut toujours moins qu’un Blanc. »
Chaque vague de Noir.e.s arrivant au Canada doit affronter une forme particulière de racisme
Robyn Maynard
Au Canada, comme partout ailleurs où l’esclavage a été pratiqué, il s’est souvent accompagné d’une haine viscérale des Noir.e.s. « Tout au long des 18e et 19e siècles, rappelle Robyn Maynard, chaque vague de Noir.e.s arrivant au Canada doit affronter une forme particulière de racisme, et l’association entre peau noire, infériorité inhérente et danger s’enracine encore plus solidement dans l’imaginaire des colons blancs. » Et depuis l’abolition de l’esclavage, « le racisme anti-Noir.e.s s’est constamment réinventé pour se mouler dans le mythe national canadien de tolérance raciale. »
Un mythe qui est entretenu depuis les années soixante et soixante-dix, et qui repose, en théorie, sur l’égalité de droits sans distinction aucune. Depuis 1971, le Canada se reconnaît en effet légalement comme une nation multiculturelle. Pourtant, comme le démontre dans son essai Robyn Maynard, les conditions de vie des populations noires du Canada sont marquées par de profondes inégalités sociales et économiques. Il y a deux ans, précise-t-elle, le Comité des droits économiques sociaux et culturels des Nations Unies a confirmé le caractère systémique du racisme envers les Noir.e.s au Canada.
Les jeunes Noir.e.s continuent d’être évincés des établissements scolaires, poussés de diverses façons vers la sortie et canalisés vers la pauvreté
Robyn Maynard
Le Comité s’est appuyé sur des paramètres comme les inégalités raciales dans le revenu, le logement, l’éducation, l’accès à des soins de santé, le taux de placement des enfants ou encore la législation antidrogue. Un chiffre frappant à cet égard : alors qu’ils ne constituent qu’environ 3% de la population totale, estimée à plus de trente-six millions d’habitants, les Noir.e.s représentent parfois plus du tiers des personnes tuées par la police. Et leur taux d’incarcération est trois fois supérieur à leur poids démographique. Chapitre après chapitre, Robyn Maynard exhume l’histoire occultée du Canada, celle des populations noires et autochtones, mais aussi, celle des populations immigrées.
Statistiques et exemples à l’appui, elle évoque les violences policières, celles vécues par les femmes noires en particulier. Elle étudie également « les séquelles de l’esclavage dans les services de protection de la jeunesse. » Et dans le même ordre d’idées, elle se penche sur le racisme anti-Noir.e.s dans le système scolaire. Elle écrit à ce sujet : « Plusieurs décennies après l’abolition de la ségrégation scolaire et l’intégration de la dernière école séparée du Canada, les jeunes Noir.e.s continuent d’être évincés des établissements scolaires, poussés de diverses façons vers la sortie et canalisés vers la pauvreté, les emplois mal rémunérés et les établissements correctionnels pour la jeunesse. »