"Carmen la Cubana" : l'héroïne de Bizet au pays de Castro

Carmen. S’il y a bien, dans la tradition musicale et littéraire du 19ème siècle, un symbole de la femme qui éveille la passion, c’est elle. Belle. Sombre. Provocante. Libre surtout. Et comme toutes les grandes héroïnes, le personnage de Carmen offre de multiples facettes où se reflètent les soubresauts de l’histoire et des mœurs. Alors, pourquoi ne pas plonger en pleine révolution castriste à la rencontre de cette Carmen cubaine ?
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Quand la Carmen flamenca devient la Carmen salsera, actuellement sur la scène du Théatre du Chatelet, à Paris.
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Avec Carmen la Cubana nous sommes bien loin de Mérimée et de Bizet. Quoique… La « habanera », transposée actuellement sur la scène du Théatre du Chatelet à Paris, retrouve ici ses origines et les rythmes caribéens. Mambo, salsa, contradanza, rumba ou merengue, voilà de quoi renouveller avec chaleur et rythme le flamenco et la tauromachie de l’opéra originel.
 
Christopher Renshaw, metteur en scène réputé à Broadway et à Londres, a été rejoint par Alex Lacamoire, jeune musicien américain, enthousiaste à l'idée de renouer avec ses origines cubaines et qui signe ici des transpositions de Georges Bizet et quelques ajouts particulièrement inspirés et dansants. Quant à la troupe, elle a été, pour l’essentiel, recrutée à La Havane à l’occasion de workshops menés là-bas y compris son talentueux chorégraphe Roclan Gonzales Chavez.

Alors qui pour interpréter la belle et impétueuse Carmen ? Elle s'appelle Luna Manzanares Nardo, 26 ans, étoile montante du jazz à La Havane, et elle a déjà à son actif 15 disques et l’accompagnement sonore de 7 films.

Son port, sa luminosité naturelle, sa gestuelle lorsqu’elle danse sur le plateau du Châtelet, sa voix chaude et grave, son tempérament, font d’elle une Carmen qui comptera. D’autant plus attachante que, dans ses interviews, elle assume le qualificatif de femme « fatale » donné à son personnage, mais voit dans l’usage que Carmen fait de sa beauté la seule voie qui lui est donnée par la société pour tenter l’ascension sociale. Une voie qui n’est pas dénuée de souffrance au point d’assumer la tragédie finale et de s’effondrer sous le poignard de José, son amoureux éconduit.

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Fière de sa liberté

Carmen la Cubana est propulsée ici dans La Havane des années 50. La révolution bat son plein. Le dictateur Baptista est en train de perdre du terrain. Les mafieux venus des Etats-Unis connaissent leurs dernières heures et les ouvrières de la fabrique de cigares prennent l’air en virevoltant sous la chaleur. Naturellement sensuelles.

Les enfants haranguent la foule au travers des fameux airs « Marcha Adelante, Marcha Astràs » (la marche en avant, la marche en arrière) et viennent annoncer que les rebelles ont pris Santa Clara. La mort rôde autour des vivants, ce qui exacerbe d’autant la soif de passions. Quant au toréador du Carmen de Bizet, il est devenu ici un boxeur, un « roi » du ring, qui colle parfaitement à l’action.

Dans un décor, réalisé par le Londonien Tom Piper, qui vous emmène dans la Havane coloniale et décatie par le temps, des soldats harcèlent la douce Marilù venue apporter à José des nouvelles de sa mère mourante, (campée ici par la Portugaise Raquel Camarinha formée à l’opéra au Conservatoire de Paris et lauréate de plusieurs Prix internationaux).

Mais les hommes sont surtout subjugués par la belle Carmen, lorsqu’ils la voient rejoindre ses amies cigarières, puis qu’ils l’escortent vers la prison de Santagio de Cuba. Ils se damneraient pour l’accompagner au « Chat noir », une boîte de nuit aux lumières de feu, tout comme ils se damneraient pour la posséder. Et comme dans bien des tragédies, l’un d’entre eux (le jeune José tout juste arrivé de sa campagne, magnifiquement interprété par Joel Prieto, lui aussi formé pour l’opéra) brûle déjà de jalousie.
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L’amour appelé à se consumer

Le personnage de la senora, (interprétée par la Cubaine Albita au palmarès impressionnant tant sur l’île qu’à l’international) traverse judicieusement tout le spectacle : elle est la femme qui sait beaucoup de choses (« Ella Sabe Mucho Mas ») et qui pressent l’avenir. C’est elle qui distribuera les cartes à jouer dans lesquelles Carmen lira sa fin tragique comme elle le hante dans le très bel air « las cartas hablaran » (les cartes parleront).
 
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Georges Bizet est tout sauf trahi par ce spectacle qui revisite sa musique et modernise son héroïne, loin des propos des détracteurs de l’opéra initial qui y voyaient une « Messaline de bas-étage ». 

Les créateurs de Carmen la Cubana ont en outre transcendé les « lectures » de leurs prédécesseurs, que ce soit Oscar Hammerstein qui, en 1943, avait proposé une Carmen Jones  interprétée par des acteurs noirs sur une base américaine pendant la Seconde Guerre mondiale (adaptée au cinéma 11 ans plus tard par Otto Preminger) ou des chorégraphes comme Roland Petit ou Mats Ek .

Les voix, qu’elles soient de formation classique ou qu’elles viennent du jazz se fondent entre-elles. Quant aux décors, aux lumières et à la mise en scène, ils nous plongent sans retenue dans la chaude et sensuelle atmosphère cubaine. De l'originalité aussi, comme ces petites trouvailles imaginées par les  concepteurs du spectacle, l’utilisation de la corde qui attache Carmen l’insoumise pour la conduire à la ville, ou encore l’installation d’un ring appelé à braquer les regards sur un match de boxe décisif ou encore l’art de faire tourner les tables du casino.

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Cette version latino-américaine de Carmen, est interprétée en espagnol (avec sous-titres en français) et intervient en pleine actualité cubaine, avec la levée de l'embargo américain, et la récente visite historique sur place du président américain Barack Obama. Comme le dit la fascinante Carmen du Théâtre du Châtelet, Cuba est à un moment clé de son histoire et le regard du monde sur elle est en train de changer : aussi « nous devons montrer notre art, le faire connaître ».
Voilà qui est fait!

Jusqu’au 30 avril  -  Renseignements : www.chatelet-theatre.com