En début d'année, après trois ans d’enquête, le journaliste Robert Belleret publiait la première biographie non autorisée de Charles Aznavour. Et l’on découvrait que cet enfant d’immigrés avait conquis de très haute lutte son succès planétaire sans jamais cesser de brouiller les pistes.
Déjà auteur de trois autres biographies de référence
(Léo Ferré, une vie d'artiste chez Acte Sud),
Jean Ferrat, le chant d'un révolté (L'archipel) et
Piaf, un mythe français (L'Archipel), Robert Belleret explore cette fois un autre monument de la chanson française, aussi adulé à New York que vénéré à Erevan, aussi applaudi à Marrakech que porté en triomphe à Moscou : Charles Aznavour.
L'ultime légende.
"
Il a fait plus et mieux que Maurice Chevalier et Edith Piaf constate le biographe.
Maurice Chevalier était une énorme vedette à Hollywood et à New York. Piaf a conquis difficilement New York, mais elle avait un public relativement restreint, qui était la bonne société new-yorkaise et puis, un peu, la côte Ouest et beaucoup l'Amérique latine. Aznavour, dès 1963, attaque la mythique salle du Canergie Hall, et il va se rendre à San Francisco, à Los Angeles, à Miami, à Houston, à Las Vegas, Philadelphie, Chicago - et il va s'y rendre souvent. Parallèlement, et c'est LE cas unique d'artiste français international, il chante à Moscou, dans toute l'Europe de l'Est, à Tokyo et pratiquement dans tous les pays d'Amérique latine."
La biographie de Robert Belleret est le résultat d'un travail titanesque. Certaines légendes méritaient quelque lumière : "
Là, c'est docteur Charles et mister Aznavour. Il y a deux facettes, car il s'agit d'un personnage très complexe," sourit-il d'un air gourmand.
Pour mener à bien son entreprise, il a donc fallu tout vérifier : les actes de naissance et de décès dans la famille, les coupures de presse, les dates de concert (sur plus de 80 années !), recouper les infos au sein des administrations (immigration, justice, police) retrouver les témoins, les enregistrements perdus, les ouvrages épuisés...
Trois ans de travail avec, à la clé, l'exhumation de sacrées pépites.
Précisons que ce pavé de 640 pages a vu le jour sans le concours du principal intéressé. Chose étonnante puisque l'artiste, au cours des décennies passées, a rencontré l'ex- grand reporter du journal
Le Monde à plusieurs reprises. Avait-il donc quelque chose à craindre ?
"Vies et légendes de Charles Aznavour" (L'Archipel ) est, disons-le, le premier livre sérieux sur l'artiste-monument.
Cette biographie ignore la flagornerie et démonte habilement certaines contre-vérités et autres affabulations toujours bien ancrées (l'homme au mille quatre cent chansons, le contribuable victime du fisc, etc).
Heureusement, la rigueur de ce long travail d'enquête n'exclue pas la jubilation. Au fil des pages, l'enthousiasme de l'auteur est communicatif. Il empêche toute sécheresse de lecture et, au gré des chapitres, on suit les multiples rebondissements de cette vie hors norme avec curiosité, intérêt et, rapidement, une réelle gourmandise.
Parce que l'aventure humaine de cet artiste est folle.
Aznavour incarne à lui seul le rêve américain. Parti de (moins que) rien, l'homme est arrivé à la seule force de son travail aux cimes artistiques, c'est-à-dire" en haut de l'affiche". Et à s'y maintenir.
Mais à quel prix !
Si le talent est une longue patience, alors Aznavour, mérite la statue de la pugnacité. Mais pourquoi donc a-t-il dissimulé certains événements ? On a le droit de rester songeur sur ses petits secrets et autres arrangements avec la vérité.
Robert Belleret avance une explication.
Dans son ouvrage, il remarque, chez l'artiste, "
une susceptibilité incoercible à l'égard des critiques et un caractère rancunier qui ne pardonne jamais les manquements, un goût du secret qui l'incite souvent à distordre plus ou moins gravement la réalité en pensant, avec une certaine inconscience, que personne ne prendra la peine de vérifier ou de recouper telle ou telle information". "Vies et légendes de Charles Aznavour" est le résultat de cet immense travail. L'auteur s'est donné de la peine. L'ouvrage, donc, fourmille de révélations et cette nouvelle lumière, parfois moins flatteuse, permet d'apprécier enfin l'artiste pleinement et désormais, en toute connaissance de cause.
Aznavour ou Aznaour ?
Charles Aznavour est né à Paris le 22 mai 1924 à zéro heure quinze dans le 6ème arrondissement. Son père, Mamigon Aznaourian, est né en Géorgie et déclare être un artiste âgé de 26 ans (en fait, il sera, sa vie durant, restaurateur). Sa mère, Enache Papazian, 23
ans, est née en Turquie. Cette couturière se déclare sans profession.
Le couple habite alors 36, rue Monsieur-le-Prince (Paris, France)).
Selon l'acte de naissance et tous les documents officiels concernant la famille, le vrai nom de l'artiste est Charles Aznaourian. Outre le génitif "ian" qui a été gommé, il manque bien un "v" à son nom. Et il manquera longtemps puisque ce n'est qu'en novembre 1984 que Charles Aznaourian obtiendra officiellement le droit de changer son nom en "Aznavour".
Dire que ses débuts furent difficiles est un euphémisme.
Sur la scène dès l'âge de neuf ans, Aznavour fréquente l'Ecole des enfants du spectacle en 1933.
Dans son ouvrage, Robert Belleret indique que cet établissement, créé pour remédier aux enfants comédiens totalement illettrés, ressemblait
"plus un vivier de seconds rôles qu'une pépinière de vedettes. Dans leur grande majorité, les élèves sont issus de classes sociales modestes - ouvriers, employés, artisans, petits commerçants - quand ils ne sont pas enfants d'artistes". Je suis français et arménien, les deux sont inséparables, comme le lait et le café.
Avec pour seul bagage un certificat d'études primaire mais fin connaisseur de l'argot parisien, le gamin se lance dans l'aventure artistique. Elle sera, dans un premier
temps, aussi pénible qu'ingrate. Petits rôles, figurations, danseur, sauts périlleux, chansons, l'enfant Aznavour accepte tout.
Le gamin, affectueusement surnommé Charlot, ramène à ses parents ses maigres cachets de (très) jeune artiste. Il n'a qu'un seul but, une obssesion majeure : réussir. Jeune homme pendant la guerre, il traficote un peu au marché noir (falsification des tickets de rationnement, revente de vélos...) , le petit bonhomme est d'abord un grand lucide :
"Lorsqu'on n'est pas grand, blond, baraqué, avec des yeux bleux, mais, au contraire, petit, brun, maigrichon et affublé d'un nez qui suffirait à faire moucher un orphelinat, il faut être célèbre si l'on veut plaire aux filles," écrira-t-il.
De fait, son nez, qui plus tard sera refait, lui joue bien des tours. Régulièrement, il doit montrer à l'occupant un certificat de baptême délivré par l'Eglise arménienne de Paris pour atttester qu'il n'est pas juif... et prouver qu'il n'est pas circoncis.
Aux début des années 1940, il intègre la troupe de
Jean Dasté et rencontre au "Club de la chanson" un certain Pierre Roche, pianiste, bientôt complice, ami... et grand coureur de jupons.
Aznavour dira de lui : "
Une journée sans femmes - au pluriel bien sûr, c'est pour lui une journée fichue." Avec Roche, l'aventure artistique durera huit ans.
Il tombe amoureux de Micheline Rugel, une beauté de 16 ans avec qui il se marie en mars 1946. Il se découvre un talent d'auteur malgré son très mince bagage culturel et il est admis, cette même année 46, au sein de la SACEM, l'organisme qui collecte et redistribue les droits d'auteurs. Mais la biographie nous révèle - et c'est un scoop- que Charles le compositeur n'a jamais passé l'indispensable examen musical pour être admis en qualité de compositeur !"
Il a signé la musique de la plupart de ses chansons. Je dis "signé", pas composé car je n'étais pas là le jour où il a écrit les notes sur les portées. Il va passer l'examen de la SACEM depuis New-York... par correspondance ! C'est incroyable. Un cas unique. J'ai eu entre les mains l'enveloppe avec sa signature au dos et dans laquelle il y a cinq ou six lignes de portée qui correspondent à un petit air. Normalement, l'examen a lieu à huis clos, enfermé dans une pièce et l'on rend ensuite sa copie..." La "réussite" à cet examen a une incidence considérable sur sa situation . Les droits d'auteur vont désormais pleuvoir en conséquence : à verse.
En janvier 1961, sur la question de savoir ou non écrire la musique, il dira au journaliste Pierre Desgraupes "
Je ne sais pas l'écrire vite..."
Et vint la reconnaissance.... au Québec !
A la fin des années 1940, il va connaître avec Pierre Roche un immense succès dans un cabaret à Montréal, le Quartier latin où le public les ovationne debout. Il écrit à sa soeur : "Qui
aurait pu penser que ces deux petits cons de Roche et Aznavour étaient capables de faire du succès à 6000 kilomètres, sur un continent étranger ? Voilà de quoi emmerder la plupart de nos ennemis..."Chaque soir, les duettistes cassent la baraque. Triomphe assuré. Ce succès grisant n'est pas loin de le griser dangereusement car, comme il en fera la confidence à l'animatrice Denise Glaser en 1969 : "Au Canada, je buvais 35 scotchs par jour, plus du vin de table..."
Ils se produisent aussi au Faisan doré, le premier cabaret francophone. Ils partagent l'affiche avec les Québécois Jacques Norman, Monique Leyrac et Lise Roy. "Cela va durer un an et demi" précise Robert Belleret. Le propriétaire de l'établissement n'est autre que Vic Cotroni, l'un des fondateurs de la mafia montréalaise..."
Le chanteur aux 600 chansons et 50 films
A ce sujet, Robert Belleret dégonfle la légende de "l'homme au 1400 chansons". Le biographe lève le yeux au ciel et affirme qu'il s'agit là d'une pure affabulation : "
J'ai fait un compte très précis. Nous sommes plutôt autour de 600, en incluant des adaptations étrangères et beaucoup de chansons que Charles Aznavour lui n'a pas interprêtées et qui, parfois, ne l'ont été par personne. Et il a signé 400 musiques. De même, il a été acteur non pas dans 90 films, mais dans une cinquantaine, où, parfois, il ne fait qu'une courte apparition..."
Le 5 janvier 1947, il rencontre Edith Piaf, devient son homme à tout faire (chauffeur, éclairagiste) mais aussi son souffre-douleur.
"Elle l'aimait bien mais elle le rudoyait. Contrairement à une légende, elle ne croit pas à Aznavour. Elle a cru aux Compagnons de la chanson, à Montand, à Eddie Constantine, à Théo Sarapo mais pas à Aznavour. Elle le traite avec une certaine condescendance. Il arrive malgré tout à lui donner cinq chansons, dont "Jézébel". Mais elle ne pense pas qu'il peut réussir comme interprète."Aznavour, cependant, ne pourrait rêver meilleure école. C'est avec elle, dans son ombre, qu'il apprendra la rigueur du métier. Surtout, il comprend que la langue française peut être un merveilleux passeport culturel. En 1996, il confiera :
"On n'a jamais admis que la chanson était un véhicule
extraordinaire de la culture française, que ce n'est pas en envoyant un conférencier à l'Alliance française et un chargé d'ambassade qu'on touchera les gens. On touche les gens avec quelque chose qui passe à la radio, à la télévision, qui rentre dans l'oreille, dans la mémoire puis dans le coeur". Le cinéaste François Truffaut, prix de la mise en scène à Cannes en 1959, lui confie le rôle principal de son deuxième film "
Tirez sur le pianiste". Le cinéaste dira plus tard qu'il a été frappé "
par sa fragilité, sa vulnérabilité, sa silhouette gracieuse qui le fait ressembler à saint François d'Assise". Lors d'un entretien avec le biographe en décembre 1995, Aznavour avait fait preuve d'une belle lucidité : "
Sur la bonne quarantaine de films que j'ai tournés, il y a quand même beaucoup de navets. Avec le recul, je peux être fier d'une petite dizaine d'expériences, avec Franju, Truffaut, Cayatte, Duvivier, Chabrol ou Schlöndorff. (...) C'était une respiration et une détente pour moi d'échapper à l'univers assez solitaire du music-hall". Etonnant acteur, capable de se donner totalement face à Lino Ventura dans "
Un taxi pour Tobrouk" ou jouant le rôle d'un jardinier lubrique dans un film érotique "
Candy" de Christian Marquand (1968) aux cotés de Marlon Brando, Ringo Star et John Huston !
"La plus belle pour aller danser" interprétée par Sylvie Vartan. Une chansonécrite par Charles Aznavour et composée par Georges Garvarentz
Aznavour, Johnny et SylvieArrive la tempête yéyé au début des années 1960. Loin de hausser les épaules sur ce que beaucoup considèrent comme un feu de paille, une crise musicale d'ados en colère, Aznavour capte tout de suite l'intérêt du mouvement. "
Là, il a été génial constate Robert Belleret.
Il a senti qu'il y avait là quelque chose, même si tout cela n'était pas sa tasse de thé. Au lieu de s'en faire des concurrents ou des ennemis, il en a fait des alliés. Il a écrit "Retiens la nuit"
et quatre autres chansons pour Johnny Hallyday et "La plus belle pour aller danser"
pour Sylvie Vartan et bien d'autres encore, beaucoup moins avouables, pour les vedettes de l'époque. Cela lui a permis de rester dans le sillage de ces gens-là et de gagner un public jeune".
L'affaire fiscale qui fait mal
Les tournées, innombrables, se succèdent. Il pourrait empiler ses disques d'or tant, désormais, il faut compter en millions la vente de ses vinyles.
Dès 1970, l'artiste envisage de s'installer en Suisse en qualité de résident et, le 19 octobre 1971, il signe une "demande d'autorisation de séjour en Suisse" pour lui et les siens dans le canton du Valais. La chose est acceptée le 17 juillet 1972 mais, comme le remarque le biographe, "
il faut deux années de résidence effective à l'étranger pour commencer à bénéficier d'un régime fiscal particulier. Les douanes et le ministère des Finances français se sont employés à démontrer que le contribuable Aznavour avait de surcroît continué de résider en France, principalement à Galluis, la plus grande partie de l'année".
Le 24 juillet 1976, il démissionne de la SACEM pour adhérer à son équivalent suisse, la Suisa, et quelques mois plus tard, le 3 janvier 1997
"il procédera, aussi discrètement, à la même démarche en sa qualité de compositeur cette fois".
Le 1er décembre, il est inculpé de fraude fiscale. L'administration des finances lui reproche d'avoir éludé le paiement de plus de 3 millions d'impôts entre 1972 et 1973. La presse ne le quitte pas d'une semelle et, au cours de son procès, en juin 1977, il déclare, courroucé : "
Pourquoi je suis parti en Suisse ? Je vais vous le dire. Parce que j'en avais ras-le-bol du fisc français, ras-le-bol d'être puni sur mon travail. Depuis près de 20 ans, je suis l'auréole de la France à l'étranger. (...) En France, on taxe les artistes et les créateurs comme si on voulait les faire crever". Un ton qui n'est pas du goût de tout le monde.
Le 29 juin, il est condamné à un an de prison avec sursis et à près de 3 millions de francs d'amende et de dommages et intérêts. Mais le parquet fait appel et le 9 décembre 1977, la cour d'appel de Versailles triple le montant des amendes et dommages et intérêts. Plus de 10 millions de francs. Accablé, il déclare à Danièle Heymann de l'
Express :
" La liberté, l'égalité, la fraternité, c'est fini".Une autre affaire fiscale en 1978 se conclura par un non-lieu.
Indestructible Aznavour ?
Sans doute, faut-il être indulgent sur ses récentes déclarations au sujet des migrants : "
On pourrait faire un tri intéressant. On pourrait avoir des gens très intéressants..." (France 2, le 7/01/2018) et ne pas trop fouiller dans son association en faveur de l'Arménie qui a vu l'éviction de son homme de confiance, Lévon Sayan, après 50 années de bons et loyaux services et un procès à la clé.
Aznavour est toujours sur scène à 93 ans. Marié trois fois, père de cinq enfants. La longévité de cet artiste hors norme fascine. S'étant produit dans une soixantaine de pays (et non dans "tous" les pays du monde comme il aime à le dire parfois), il demeure un cas unique dans l'histoire de la chanson. "
C'est un personnage important même si sa qualité d'écriture n'est pas, et assez loin s'en faut, celle de Ferré, de Brel ou de Brassens. Il y a une originalité, un ton, sans parler de l' interprètation, très forte. Aznavour a chanté une quarantaine de chansons qui sont, si ce n'est éternelles, du moins, difficilement oubliables. Sa force, c'est de trouver des images, de faire des saynètes de la vie quotidienne, de la vie du couple, pour raconter l'amour, la jalousie, les déchirements, les crises..."Immortel, donc.
"Vies et légendes de Charles Aznavour"
de Robert Belleret.
Editions de l'Archipel
640 pages
25 euros