Cinéma : “afrodescendante” et “solidaire des Sénégalais”, Mati Diop remporte l’Ours d’or pour “Dahomey”

La réalisatrice franco-sénégalaise Mati Diop a remporté l’Ours d’or lors de la 74e édition de la Berlinale. Son documentaire primé, “Dahomey”, porte sur une question brûlante : la restitution d’œuvres d'art volées en Afrique pendant la colonisation. En 2019, elle avait remporté le Grand prix du festival de Cannes pour "Atlantique". 

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Mati Diop berlinale 2024

La réalisatrice Mati Diop brandi l'Ours d'or qu'elle a reçu pour son documentaire "Dahomey". Festival international du film de Berlin, samedi 24 février 2024. 
 

AP/Markus Schreiber
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"Nous pouvons soit oublier le passé, une charge désagréable qui nous empêche d'évoluer, ou nous pouvons en prendre la responsabilité, l'utiliser pour avancer". C’est par ces mots et avoir cité l'intellectuel martiniquais Aimé Césaire que la réalisatrice franco-sénégalaise Mati Diop a récupéré son Ours d’Or samedi 24 février, lors de la 74e édition de la Berlinale en Allemagne. 

"Dahomey" raconte la restitution en novembre 2021 au Bénin de 26 œuvres pillées en 1892 par les troupes coloniales françaises. Un mouvement amorcé ces cinq dernières années par les anciennes puissances occidentales, dont la France, l'Allemagne et la Belgique. La réalisatrice a confié à l'AFP qu'elle aimerait que son film soit "vu dans un maximum de pays africains", "dans les écoles et les universités".

"En tant que franco-sénégalaise, cinéaste afrodescendante, j'ai choisi d'être de ceux qui refusent d'oublier, qui refusent l'amnésie comme méthode", a aussi déclaré Mati Diop à la tribune de la Berlinale."Je suis solidaire des Sénégalais qui se battent pour la démocratie et la justice", a-t-elle ajouté, avant d'afficher également sa "solidarité avec la Palestine".

Une restitution à peine entamée 

Pour raconter l'histoire de 26 ouvres pillées en 1892 par les troupes coloniales françaises au royaume du Dahomey, dans le centre-sud du Bénin actuel, composé alors de plusieurs royaumes, Mati Diop fait parler en voix off la statue anthropomorphe du roi Ghézo.

Dans la langue du Bénin, le fon, il se plaint de ne plus porter de nom, seulement un numéro, "le 26", dans les réserves du musée du quai Branly à Paris. Il décrit son arrachement à sa terre, sa vie en exil, puis son récent rapatriement dans un musée de Cotonou, la capitale du Bénin.

Les présidents français Emmanuel Macron et béninois Patrice Talon, à l'origine de cette restitution qui a eu lieu le 10 novembre 2021, n'apparaissent pas dans le film. La réalisatrice insiste sur le fait que seules ces 26 œuvres avaient été rendues "par rapport aux 7.000 ouvres encore captives au musée du quai Branly" à Paris.

Faire du cinéma pour "rendre justice"

Le cinéma de Mati Diop est cérébral. Mais avant tout politique. "On a un défi qui n'est pas comparable à ceux des cinéastes occidentaux", a-t-elle expliqué à l'AFP lors de la Berlinale, s'identifiant au cinéma africain. "C'est un cinéma fondamentalement politique, il y a justice à rendre", a-t-elle ajouté. Un cinéma encore très peu représenté dans les festivals internationaux, surtout pour les films d’auteur. 

En récompensant un film qui aborde frontalement la question post-coloniale, le jury présidé par l'actrice mexicano-kényane Lupita Nyong'o, première personnalité noire à occuper ce poste prestigieux, est resté fidèle à la tradition politique de ce festival. 

Il s'agit seulement du deuxième film africain à recevoir l'Ours d'or (après le sud-africain "U-Carmen e-Khayelitsha" ("Carmen de Khayelitsha") de Mark Dornford-May en 2005).

Mati Diop et Lupita Nyong'o berlinale 2024

La réalisatrice franco-sénégalise Mati Diop, à gauche, pose avec l'Ours d'or du meilleur film pour "Dahomey". À ses côtés, la présidente du jury Lupita Nyong'o. 74e Festival international du film de la Berlinale à Berlin, Allemagne -  samedi 24 février 2024.
 

AP/Nadja Wohlleben

Cinéaste, actrice, réalisatrice… 

Mati Diop, fille du musicien sénégalais Wasis Diop, et d'une mère travaillant dans l'art, est née et a grandi à Paris. Elle est aussi la nièce du grand réalisateur sénégalais Djibril Diop Mambéty, réalisateur de "Touki Bouki" - film majeur du cinéma africain, récompensé à Cannes par le prix de la critique internationale en 1973.

La jeune femme, aujourd’hui âgée de 41 ans, s'est orientée d'abord vers les arts plastiques, notamment la photo. Elle intègre le laboratoire de recherche artistique du Palais de Tokyo en 2006, puis le Studio national des arts contemporains du Fresnoy en 2007 dont elle est diplômée. 

Actrice à ses heures, notamment chez Claire Denis dans "35 rhums" (2008) et "Avec amour et acharnement" (2022), cette admiratrice du cinéma onirique du Thaïlandais Apichatpong Weerasethakul est l'autrice de plusieurs courts-métrages à l'esthétique soignée depuis 2004.

Les fantômes prennent naissance en nous.
Mati Diop

La relève du cinéma sénégalais

Présentée comme la relève du cinéma sénégalais, la jeune femme avait déjà été remarquée avec "Mille soleils", sorti en 2013. Un moyen-métrage documentaire qui suivait l'acteur de "Touki Bouki" et dialoguait avec le film mythique de son oncle qu'elle a peu connu.

En 2019, son premier long-métrage, "Atlantique", une fiction tournée à Dakar, avait remporté le Grand prix du festival de Cannes, la plus haute distinction après la Palme d'Or. S'inspirant des histoires d'exil de la jeunesse sénégalaise, elle y racontait “la hantise, l'envoûtement et sur l'idée que les fantômes prennent naissance en nous". L’œuvre, exigeante, a eu un succès confidentiel en salles (66.000 entrées en France).

En 2021, elle fut choisie pour être membre du jury du Festival de Cannes, présidé par Spike Lee. Infatigable défenseur de la cause des personnes noires, il devenait alors le premier réalisateur noir à ce poste.

Mati Diop jury 74e festival de Cannes 2021

Les membres du jury du 74e festival international de Cannes en 2021. De gauche à droite : Mylène Farmer, Mélanie Laurent, Spike Lee et la réalisatrice franco-sénégalaise Mati Diop. Cannes, mardi 6 juillet 2021. 

AP/ Bryn Anderson

Mati Diop ajoute aussi son nom à une jeune garde de réalisatrices françaises qui cumulent les prix majeurs ces dernières années. À savoir Julia Ducournau (Palme d'Or à Cannes en 2021), Audrey Diwan (Lion d'or à Venise la même année), Alice Diop (deux prix à Venise en 2022) et bien sûr Justine Triet. Cette dernière vient de dominer les César après avoir remporté la Palme d'or l'an dernier à Cannes et est en lice pour les Oscars pour son film "Anatomie d'une chute".