Cet homme vivait dans un monde tapissé de noir, comme la couleur des films hollywoodiens dont il raffolait. Il rendra hommage au genre à de nombreuses reprises : "Bob le flambeur (1955), Le Doulos (1962), Le Deuxième Souffle (1966), Le Samouraï (1967), Le Cercle rouge (1970), Un flic (1972).
Vous lui parliez révolver, il sortait sa culture ! Sans jamais, pour autant, être dupe sur le "milieu" et sa mythologie...
Quand un journaliste évoque l'univers des truands, le cinéaste revendique une lucidité pratique : " J’en ai connu pas mal […] Je trouve que ce sont des pauvres types, des minables… Mais il se trouve que les histoires de gangsters représentent un véhicule facile à exploiter […] pour ce qu’on appelle le film noir. C’est un fourre-tout. Et c’est assez facile de se servir de ce véhicule pour raconter des histoires sur des thèmes qui vous tiennent à cœur, sur la liberté individuelle, sur l’amitié, sur la trahison… ".
Et Jean-Pierre Grumbach devient Jean-Pierre Melville
Né il y a 100 ans, Jean-Pierre Grumbach décida un jour de se nommer Jean-Pierre Melville, en hommage à l'écrivain Hermann Melville, papa du fameux roman Moby Dick, un énorme cachalot.A sa manière, Jean-Pierre Melville était un monstre lui aussi.
Une silhouette épaisse, des yeux de batraciens et une rigueur artistique de médecin légiste. C'est en expert qu'il fouillait les zones sombres de l'âme humaine. Son génie chorégraphique faisait le reste. Il animait les personnages ambigus qui peuplent son œuvre avec un impitoyable sens du détail.
Avec H.G. Clouzot, autre cinéaste-orfèvre en la matière, Jean-Pierre Melville est l'un des maîtres incontestés du cinéma mondial et dont l'œuvre, riche de 14 films, continue d'inspirer Martin Scorsese, John Woo, Quentin Tarantino ou encore Jim Jarmush.

"Devenir immortel et puis mourir"
L'homme aime soigner son apparence et adore qu'on le reconnaisse.
Elle lui pose la question : " Quelle est votre plus grande ambition dans la vie ? " Il répond, content de son effet : " Devenir immortel. Et puis… mourir. "
Melville, cinéaste à six ans
Il participe au débarquement en 1944 à Anzio, dans le sud de l'Italie puis, la même année, au

débarquement en Provence. Il se promet que s'il réchappe à cette guerre, il aura sa maison de production (Melville Productions) et ses propres studios de cinéma, (au 25 bis rue Jenner), au cœur de la capitale.
C'est que le combattant, gaulliste convaincu, veut être cinéaste.
Avec ou malgré les autres.
Le virus remonte à loin.
A six ans, ses parents lui ont offert une caméra Pathé-Baby et un projecteur. Une révélation.
ll loue jusqu'à cinq films par semaine. Le voici tout entier immergé dans l'oeuvre de Buster Keaton, de Harry Langdon et de Charlie Chaplin.
Etre indépendant, avoir les moyens de réaliser ce qu'il souhaite..
Melville aura tout cela.
Et ces dix années de lutte armée (1937-1947) le marqueront à jamais.
Dans le remarquable ouvrage très richement illustré ("Jean-Pierre Melville, une vie"/ Seuil Edition"), Antoine de Baecque remarque que les deux films Le Silence de mer (1947) et L'Armée des ombres (1969) incarnent chez Melville "ce qu'il reste de la guerre, comme deux variations cinématographiques sur sa propre résistance mêlée à la grande. L'œuvre de Melville se nourrit de ces réminiscences, de ces survivances et de ces réappartions, telle une série de détails mis en échos".
Le cinéaste tient avant tout à son indépendance et se sent davantage "anarchiste qu'anticonformiste. Je suis ce qu'on pourrait appeler un bourgeois artiste".
Le cinéma de Melville, un univers d'hommes
L'auteur aime à explorer la trahison dans son œuvre où les femmes ont une place modeste. Son univers est peuplé presque exclusivement d'hommes forts, macérant dans une terrible solitude et essayant de survivre.
Aucun temps mort. Pas même le temps de passer à table !
Conseil de Jean-Pierre Melville à Rui Noguera
Dans la biographie fièvreuse et très complète que signe Bertrand Tessier, "Jean-Pierre Melville, le Solitaire ( Editions Fayard)", le journaliste observe qu'il y a dans ses films, des banquiers, des flics, des prêtres, des journalistes et "toute la gamme flingueuse des truands" mais que "à l'inverse de tant de films français, on n'y passe jamais à table pour déguster une entrecôte ou un boeuf bourguignon. Melville, dans ses films, a toujours refusé de montrer ce qui relève, pour reprendre ses mots, de l'organique".
Et, surtout, aucun dialogue superflu : "Tout ce qui singularise le cinéma de Melville, c'est la manière dont il fait exister ses personnages, des êtres solitaires, sans attaches affectives, mutiques, à travers une mise en scène dépouillée".
Antoine de Baecque fait un constant quasi-identique. : "Dans Le Cercle rouge, écrit-il, le cinéaste "affectionne ces purs moments de cinéma où, plusieurs dizaines de minutes durant parfois, aucun mot n'est échangé entre les protagonistes, silence melvillien mettant à nu l'incroyable dextérité de la mise en scène, des mouvements de caméra, du montage et le brio d'une bande sonore où la langue s'est métamorphoée en bruits, respirations, chocs et notes de musique".
Jean-Pierre Melville, orfèvre du film noir qui aime "Le coup de l’escalier" de Robert Wise, au point de le revoir... 125 fois.
Melville, odieux et tyrannique
" Un film, c'est d'abord une histoire... L'intrigue policière est le véhicule le plus commode pour aborder la tragédie... Je ne suis pas un réaliste mais un moraliste " affirmait-il.
Jean-Pierre Melville ne vit que pour le cinéma.
Cet adversaire du réalisme aime la musicalité et l'harmonie d'une histoire. Il se révèle intraitable dans son obsession du détail. Lors du fameux plan qui ouvre l'Armée des ombres, cette scène où défilent les soldats allemands sur les Champs-Elysées, à l'heure du résultat devant la table de montage, il peste tout à coup contre le bruiteur : "Il est sûr qu'il n'a pas utilisé des bruits de bottes allemandes !".
Ce farouche libertaire (qui deviendra paradoxalement membre de la commission de censure) est un homme redoutable dans les rapports professionnels et qui n'aime pas être contrarié.

Lino Ventura en fera les frais.
Au cours du tournage de L'armée des ombres, les deux hommes ne communiqueront que par assistant interposé.
Au vu du résultat, (un chef d'oeuvre où la tension va crescendo), on peut se demander si tout cela ne relève pas d'une ruse tordue de la part du cinéaste : instaurer cette mauvaise ambiance pour mettre "au diapason" l'acteur principal et cela, afin de mieux servir l'angoisse du film.
Humiliant l'acteur Charles Vanel, le harcelant avec une cruauté malsaine parce que celui-ci pointe les invraisemblances du script et qu'il n'est pas d'accord avec une clause de son contrat, le vieil acteur, très malmené, ne devra son salut qu'à Jean-Paul Belmondo, qui fera valdinguer Melville. Et les deux acteurs abandonneront carrément le tournage de l'Aîné des Ferchaux.
Avec Alain Delon, cependant, l'entente est parfaite.
Au sujet de la star, Melville écrira : "Il est de la race qui conserve sa jeunesse intacte et la fraîcheur de son adolescence. Il a retenu l’univers même de son enfance avec ses passions taciturnes et ses mythologies. Il existe chez lui un goût de l’autodestruction tout à fait romantique. Un goût romanesque de la mort qui est certainement dû au fait qu’il a fait la guerre très jeune en Indochine ".
"Rien ne compte que mon œuvre"
Un jour, il invite le producteur Fernand Lumbroso chez lui. Melville prépare L'armée des ombres. Depuis trois semaines, inexplicablement, personne n'est payé. Après des échanges de politesse sur leur costume, leur chemise et leur chaussure, le cinéaste grince : " Toi, tu es un salopard. Tu n'as pas honte de t'acheter de beaux vêtements alors que tu ne paies pas les techniciens ? "
Rire du producteur. Melville, outré, l'assomme alors d'un coup de poing dans la tempe !
Son ami Pierre Grasset raconte une scène significative où Melville, le premier jour d'un tournage, réunit toute son équipe et serre la main à chacun des techniciens, une bonne fois pour toutes , car le cinéaste "n'a pas l'intention de perdre du temps tous les jours " pour accomplir cette politesse.
Oui, Jean-Pierre Melville ne vit que pour le cinéma. Il connait par coeur chaque rôle du scénario et vit à l'étage supérieur des studios qu'il s'est fait construire rue Jenner. "Rien ne compte plus que mon métier et par conséquent mon œuvre, mon œuvre immédiate, à laquelle je pense de jour comme de nuit" dit-il.
Le cinéaste aime surtout écrire et monter ses films au coeur de la nuit, chez lui, dans une salle dédiée. Pourquoi posséder ses propres studios ? "Pour faire comme Pagnol et Chaplin. répond-il. Il faut être fou pour avoir ses propres studios."
Les tournages, pourtant, l'angoissent au point de provoquer chez lui "des palpitations" et il n'en fait pas mystère : "J'essaie de ne pas le montrer, mais j'ai une telle trouille que, dès que la journée de tournage est finie, je me couche".
Un homme qui meurt dans une grimace
Une nuit de juin 1967, son chat siamois lui lèche son visage avec insistance. Melville finit par se réveiller. Une odeur de brulé. La maison est en feu. Ses studios et ses archives, dont 22 scénarios, disparaissent en quelques heures dans le brasier.
Malveillance ? Vengeance des autres propriétaires de studios parisiens, jaloux de son indépendance ? L'enquête ne répondra jamais à la question. Dans la catastrophe, il sauve son chat et... un portrait dédicacé du Général de Gaulle.

Le 2 août 1973, il se rend avec son assistante au restaurant de l'hôtel PLM Saint-Jacques où l'attend son ami le journaliste-réalisateur Philippe Labro. Ambiance cordiale. Les deux hommes rivalisent de devinettes sur tel ou tel metteur en scène, tel acteur dans tel film quand Melville ayant posé une "colle" à son ami tend sa langue, façon "Je t'ai bieu eu". Mais la grimace s'éternise avec le bruit d'un souffle inquiétant.
Dans le magazine Le point, Philippe Labro donne des détails sur cette soirée : " Son visage s'est déformé. Il n'arrivait plus à respirer. Il a été victime d'un accident vasculaire cérébral. Ça a été foudroyant. On l'a couché par terre. On a appelé le Samu. Sa femme Florence, qui était à la campagne, nous a rejoints très vite en voiture. Jean-Pierre est mort une heure plus tard. Il valait mieux. Car, s'il avait survécu, c'eût été un légume. Il n'avait que 55 ans. Mais il était très enveloppé, il mangeait trop. Je crois surtout qu'il était dévoré par l'échec d'Un flic, son dernier film avec Alain Delon, qui n'avait pas marché autant que prévu. Et il avait beaucoup de mal à écrire son nouveau projet. C'était un homme d'une sensibilité inouïe. Il dissimulait souvent sa vraie nature, anxieuse. Le stress énorme dont il était l'objet a eu raison de lui. "
Que reste-t-il aujourd'hui de Jean-Pierre Melville ? 14 films réussis dont plusieurs adaptations : Vercors (Le Silence de la mer), Cocteau (Les Enfants terribles) et Simenon (L’Aîné des Ferchaux).
Son oeuvre cinématographique figure en bonne place parmi les artistes majeurs du siècle passé. Son ami Philippe Labro résume bien sa position actuelle : "Aujourd'hui, on dit « melvillien ˮ » comme on dit « fellinienˮ » ou « hitchcockien »ˮ. Quand un auteur devient un adjectif, cela veut dire qu'il est entré dans la catégorie supérieure."
Et tout est dit.

- "Jean-Pierre Melville, une vie" de Antoine de Baecque
Editions du Seuil
224 pages / 32 euros
- "Jean-Pierre Melville, le solitaire" de Bertrand Tessier
Editions Fayard, 22 euros
- Coffret anthologie en Blu-ray, regroupant 12 films en version restaurée, plus de 9 heures de suppléments et un livre exclusif de 76 pages. (Canal-Plus environ 115 euros)