Cité internationale de la langue française : "C’est un lieu qui vise surtout à dire qu’il y a un décentrement de la francophonie."

Grand chantier culturel du président français Emmanuel Macron, la Cité internationale de la langue française a été inaugurée ce lundi 30 octobre 2023, à la veille de son ouverture au public. Prix Goncourt 2021 pour son roman "La plus secrète mémoire des hommes", Mohamed Mbougar Sarr partage avec nous son regard sur cette initiative et sur la francophonie..

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Le ciel lexical

Le ciel lexical au-dessus de la cour du Jeu de
paume.

© Benjamin Gavaudo – CM
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TV5MONDE : C'est au château de Villers-Cotterêts que François 1er a décrété l'usage obligatoire du français pour les actes administratifs et de justice. Ce site a donc une dimension symbolique qui, pour certains, est au fondement de l'identité française. Est-ce que tout ceci est soluble dans la francophonie contemporaine

Mbougar Sarr : Je ne pense pas que ce soit soluble, pour la bonne et simple raison que le règne de François 1er n’est pas la France de 2023, bientôt 2024 ; et que la décision qui a motivé l’ordonnance de Villers-Cotterêts était plutôt quelque chose de très pratique. 

Ça servait, en effet, à simplifier les décisions de justice pour que ceux qui étaient jugés, qui allaient en tout cas au tribunal, puissent comprendre ce qui se disait, puisque le latin était en recul. 

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Donc, qu’on veuille en faire un fondement de l’identité française me semble un peu exagéré, parce que je crois qu’il y a d’autres faits, d’autres événements, qui ont fondé cette nation. 

C’est une histoire et l’ordonnance de Villers-Cotterêts est un événement dans cette histoire-là. Aujourd’hui, ce qui va se passer avec la Cité internationale de la francophonie me semble tout à fait différent. 

L'ordonnance

L’ordonnance de Villers-Cotterêts
 

© Archives nationales

La décision semble motivée par tout à fait autre chose. Je comprends que le parallèle soit séduisant, très tentant, mais je ne suis pas certain qu’on puisse superposer comme ça les époques, les motivations et les enjeux, même si c’est vaguement la question de la langue française qui est au cœur de cette analogie-là. 

TV5MONDE : Justement, je suis tenté de faire un parallèle entre la décision de François 1er au 16e siècle, et l'obligation de parler français dans les écoles au sein de l'empire colonial français. Est-ce que ce parallèle peut tenir ?

Je ne pense pas non plus ! D’abord, la France n’est plus un empire, c’est un pays. Il n’y a plus d’empire colonial français, même s’il y a un espace francophone, c’est-à-dire un espace où la langue française est en partage. 

Et la France fait partie de cet espace, au même titre que le Sénégal ou le Gabon, ou je ne sais quel autre pays qui est francophone, en tout cas qui utilise le français. 

Peut-être que la décision de François 1er a permis, avec le temps, pas sur le moment, d’unifier peut-être une nation autour d’une langue. 

C’est un geste fédérateur. La France est un grand pays jacobin, on le sait, et il l’était même avant les Jacobins d’une certaine manière. En tout cas on peut le penser de cette façon-là.

Façade

Façade sur rue, après restauration
 

© Benjamin Gavaudo - CMN

Aujourd’hui, je crois que la cité internationale des arts ne vise pas à unifier un espace politique. C’est un lieu qui, en effet, porte ses symboles, mais qui vise surtout, au contraire, je pense, à dire qu’il y a un décentrement de la francophonie.

En tout cas la cité part d’une bonne intention. Je lui prête, naïvement peut-être, de bonnes intentions. 

J’espère qu’elle va marcher vraiment dans l’ouverture maximale de toute la francophonie, et qu’elle mettra en valeur tous les usages du français, tous les usagers du français et toutes les cultures francophones ; mais aussi toutes les autres langues qui sont autour de cette culture-là, et avec lesquelles cette culture dialogue. 

TV5MONDE : Alors justement, est-ce que la francophonie peut défendre à la fois l’universalité du français et la légitimité de toutes les langues, y compris les langues régionales et locales ?

Alors moi je me méfie toujours du fait de dire qu’une langue est "universelle". Par exemple je n’accepterai pas l’idée de l’universalité du français, ou si je l’accepte, il faut accepter que toutes les autres langues soient universelles. 

C’est-à-dire que l’universalité n’est pas une essence, ou ce n’est pas une qualité qui ne serait réservée qu’à certaines langues ; même en raisonnant en termes de locuteurs. 

Bibliothèque

Esquisse de la salle « Artistes de la langue » avec la « bibliothèque
magique »
 

© Atelier Projectiles

Evidemment, le français est une langue qui est beaucoup plus parlée, ou parlée par un nombre de locuteurs plus important que le wolof par exemple, ou le sérère qui est ma langue maternelle. 

Mais ce sont là des questions mathématiques, démographiques. Cela ne garantit pas l’universalité. Parce que pour moi, l’universalité c’est ce qu’exprime une langue, et pas ce qu’une langue est essentiellement.  

Le sérère est tout à fait en mesure d’exprimer des valeurs ou des notions, des caractères, des sentiments, des émotions tout à fait universelles, au même titre que le français. 

La majorité des locuteurs francophones sont plurilingues.

Mohamed Mbougar Sarr, écrivain, prix Goncourt 2021

Et en terme de locuteurs par exemple, la prospective nous dit que ce sera plutôt en Afrique finalement que les locuteurs du français seront les plus nombreux. 

D’une certaine manière, c’est important de dire que, de fait, le français, en termes même de locuteurs, démographiquement, sera toujours en contact avec d’autres langues, et majoritairement avec des langues africaines, qui seront avec elles sur un plan d’égale dignité. 

Depuis quelques années, la francophonie parle beaucoup du plurilinguisme, et je crois que ce n’est pas simplement une idée théorique. 

La majorité des locuteurs francophones sont plurilingues. Et il est important de dire que de fait, le français devra bien sûr dialoguer, et n’est plus une sorte de centre ou de soleil autour duquel gravite des satellites qui seraient d’autres langues. Au contraire. 

L’univers est tout à fait décentré et il y a plusieurs soleils qui sont autant de langues.

Projet scénographie

Esquisse du projet scénographique « Une langue de rayonnement mondial »
 

© Atelier Projectiles

Et je crois, et j’espère que c’est de l’échange entre ces langues-là, entre le français et le wolof, entre le français et le lingala, entre le français et d’autres langues, que naîtra beaucoup de fécondité, intellectuellement, philosophiquement, culturellement. 

Et c’est peut-être finalement ça le sens dernier, le plus haut en tout cas de l’idée de la francophonie. 

Donc, dire francophonie aujourd’hui, et n’isoler que le français n’est plus trop la situation. Il faut toujours de fait rappeler que le français est en dialogue avec d’autres langues. 

C’est francophonie et plurilinguisme, ou simplement plurilinguisme en fait. Ça veut dire le fait de parler plusieurs langues, et dans ces langues-là il y a le français.

TV5MONDE : Que signifie pour vous aujourd’hui parler français ?

Cela signifie parler avec vous, que je peux parler avec un Canadien, un Haïtien, un Belge, un Congolais, un Mauritanien ou un Marocain. 

Mais cela veut surtout dire que c’est une langue en plus que je possède, une manière de nommer que je possède en plus. Et lorsqu’on est écrivain, c’est important, et même quand on n’est pas écrivain. 

Le fait simplement de pouvoir nommer est une manière de saisir les nuances qu’une langue peut apporter à la nomination des êtres et des choses dans le monde. Et donc cela signifie tout simplement ça.

C’est ma langue d’écriture, même si je pense, réfléchis, parle plusieurs langues. C’est celle dans laquelle pour l’instant, j’écris – je dis pour l’instant parce que je pourrai tout à fait dans le futur écrire dans d’autres langues. 

C’est la langue dans laquelle, in-fine, j’inscris mon geste d’écriture. Et en ce sens-là, elle est tout à fait importante pour moi.