Dans un livre épais et dense, le photographe portugais rassemble de nombreux - et précieux - témoignages des victimes ainsi que des proches des victimes du Plan Condor. Le plan secret des dictatures d’extrême droite de l’Amérique du sud pour annihiler l’opposition. Pendant dix ans, cette opération de répression a fait de dizaines de milliers de morts. C’est aussi le temps qu’il a fallu à João Pina pour compléter un travail titanesque de mémoire.
Josias « Jonas » Goncalves est né au Brésil en 1946. Quelques années plus tard, il rejoint une guérilla rurale opposée à la dictature brésilienne (1964-1985). Pris dans une embuscade, il voit un de ses camarades mourir décapités. Les militaires exigeaient de voir les têtes des guérilleros éliminés pour s’assurer qu’ils étaient bien «
hors d’état de nuire ». Il passera six mois dans la jungle amazonienne.
Entre temps, sa tête est mise à prix. Les militaires arrêtent son père et le torturent. Quand il l’apprend, il propose de prendre sa place. Jonas est torturé à son tour. Ses tortionnaires veulent savoir où se trouvent ses camarades. Il ne le sait pas, les séances de torture cessent. Il reste tout de même en prison pendant six mois. La clandestinité et les années de guérilla pèsent encore sur lui.
João Pina est né à Lisbonne en 1980 et travaille en tant que photographe depuis l’âge de 18 ans. Il a consacré ces dix dernières années à l’Amérique latine et son travail a été publié dans le New Yorker, Time Magazine, Newsweek, Globo, El País. Son intérêt pour la mémoire n’est pas récent. Son premier ouvrage Pour ta libre pensée (2007), raconte l’histoire de 25 anciens prisonniers politiques de la dictature portugaise. Des récits qui le touchent personnellement.
C’est Jonas lui-même qui raconte son histoire à João Pina. Le journaliste l’a photographié torse-nu dans une rivière en pleine forêt amazonienne. Car le photographe de 36 ans s’est rendu avec les victimes dans les endroits emblématiques de leurs souffrances. « Ce sont des endroits très parlants même si rien ne s’y passe », explique-t-il.
Certaines victimes, comme l’Argentine Mirta Clara, ont préféré de prendre la pose dans des endroits plus neutres. Fille d’intellectuels, elle était militante des « Montoneros », le bras armé du péronisme. Poursuivi par un groupe paramilitaire anticommuniste, elle finit para être arrêtée, torturée. Elle accouchera de son fils en prison où elle passera sept années de sa vie. Son compagnon Nestor sera massacré en 1976 à l’époque où « les corps ne disparaissaient pas encore ».
Un projet inédit
Ces récits sont au cœur du livre en noir et blanc Condor : le plan secret des dictatures sud-américaines aux Editions du sous-sol. Un projet inédit car la thématique de ce plan conjoint des dictatures sud-américaines pour éliminer l’opposition de gauche a été traité d’une façon ou d’une autre par des photographes de chaque pays concerné.
L’originalité de ce livre, aussi beau que son contenu est laid, réside dans les pérégrinations de João Pina. Il s’est rendu en Argentine, au Brésil, en Bolivie, au Chili, au Paraguay et en Uruguay pour retrouver les traces du plan Condor ainsi que pour analyser le système dans sa globalité.
Nous devons compter sur une organisation internationale pour faire face à la menace
En pleine guerre froide, en 1975, les hauts représentants de ces six dictatures reçoivent une invitation pour participer à une « réunion de travail » qui aura lieu au Chili. Ce sera la réunion fondatrice de ce système de répression et de mort : « La subversion a développé des organisations de défense intercontinentales, régionales, subrégionales… […] En revanche, les pays qui sont agressés politiquement, économiquement et militairement depuis l’intérieur se battent seuls. […] C’est pour faire face à cette guerre psycho-politique que nous devons compter sur une organisation internationale qui nous permette d’échanger des informations et des expériences ».
Ce sont les statuts du Plan Condor où les militaires ont écrit noir sur blanc qu’ils menaient une guerre de civilisations contre une idéologie contraire à « l’histoire, la philosophie, la religion et contraire aux us et coutumes de notre hémisphère ».
Cette mine d’or trouvée en 1992 par Martín Almada, également présent dans cet album, est une preuve irréfutable de l’existence du Plan Condor. Dans les années 70, l’évoquer relevait pourtant de la paranoïa. Même si dès 1979 le journaliste américain Jack Anderson avait révélé dans le Washington Post le fonctionnement de cette cellule de renseignement et des escadrons de la mort. « C’était le scénario d’un film de série B de Hollywood pour les gens de l’époque », ironise le photographe.
C’est en 1994, pendant l’administration Clinton que nombreux documents seront déclassifiés. Ces archives viennent compléter le corpus trouvé par Martín Almada. Condor a bel et bien existé.
Bien avant, les témoignages des survivants l’ont laissé comprendre. Ils racontaient comment ils avaient été enlevés par des militaires étrangers. Les attentats aux Etats-Unis, ou encore en Europe, mettent en lumière l’existence du Condor sans pour autant pouvoir révéler l’envergure des opérations secrètes.
Les trois écoles du Plan Condor
Pour faire face au développement des mouvements communistes, les Etats-Unis ont joué un rôle non négligeable dans l’opération, à commencer par les démarches les plus avouables. Des militaires de toute la région venaient s’entraîner à l’Ecole des Amériques au Panama, où les militaires américains ne manquaient pas de prodiguer leur nombreux conseils de contre-espionnage et de contre-guérilla.
Il existe une troisième école tout aussi controversée mais beaucoup moins connue : la française. « L’implication de la France est nettement moins claire. Ce que l’on peut affirmer avec certitude c’est que des militaires ayant participé à la guerre d’Algérie se sont rendus en Argentine pour expliquer ce qu’ils avaient fait et comment ils l’avaient fait », explique le photographe qui s’est documenté pendant dix ans avant de pouvoir finir son livre en 2014 en portugais, en espagnol et en anglais. Le manque d’éléments peut être attribué au fait que de nombreux documents concernant la guerre d’Algérie restent classifiés.
Le capitaine « Curió » , le symbole du Plan Condor
« Certes, ces trois écoles étaient impliquées dans l’opération » poursuit-il, « mais il ne faut pas oublier que les militaires échangeaient entre eux. Dès 1972 [trois ans avant la mise en place du plan Condor] le capitaine brésilien « Curió » avait déjà maîtrisé l’art de mater les guérillas dans un milieu hostile comme la forêt amazonienne. Ce sont ces connaissances qu’il a transmises ».
Précisément, Sebastiao Rodrigues de Moura alias « Curió » est le seul militaire que João Pina a pu interviewer. Ses autres demandes ont été refusées. « Pendant la dictature, il travaillait dans les services de renseignements de la Présidence de la République puis dans ceux de l’armée : les SS brésiliens », peut-on lire.
« Curió », dont le récit clôt le livre, symbolise à lui tout seul l’ampleur et les mécanismes du Plan Condor. « Pour moi il était très important de parler avec un militaire d’abord en tant que journaliste car il faut toujours chercher la contradiction. Il était également important de savoir comment ils justifiaient leurs agissements. Curió, par exemple, pense que la population n’aurait pas dû être torturée », détaille ce globe-trotteur convaincu.
Les militaires sont présents autrement, à travers les photographies des procès judiciaires qui ont eu lieu dernièrement en Argentine, où 600 anciens militaires ont déjà été condamnés pour crimes contre l’humanité. Sous l’objectif de João Pina on découvre des vieillards qui se couvrent le visage, d’autres qui baissent la tête et fuient les regards.
Cet épisode de l’histoire contemporaine mondiale est donc marqué d’une certaine forme d’amnésie
Malgré l’ampleur du Plan Condor, la détresse des victimes et les nombreuses condamnations dans les pays impliqués, cet épisode de l’histoire semble méconnu. « Cet épisode de l’histoire contemporaine mondiale est donc marqué d’une certaine forme d’amnésie. C’est celle-ci que João Pina cherche à faire surgir au cœur de ce magnifique et pénétrant ouvrage photographique. […] Joao Pina compose une épitaphe sincère pour ces êtres dont la vie a été secrètement arrachée, dont on a fait disparaître le corps, et dont l’existence même a parfois été mise en doute », écrit en guise de préface une plume du New Yorker, John Lee Anderson.
« Dans de nombreux pays, comme la Bolivie, on manque de conscience et de moyens pour faire ce travail de mémoire, souvent promu par la société civile. C’est dommage car ce travail est essentiel pour se rendre compte que la violence et l’impunité qui ébranlent ces pays aujourd’hui sont un héritage de l’impunité qui a caractérisé ces dictatures », se désole le journalise.
Pis, au Brésil en 2016 de nombreuses casernes conservent les noms d’anciens dictateurs. « Dans les textes fournis aux militaires pendant leur formation on peut encore lire que le coup d’Etat de 1964 a été une révolution menée par les forces armées pour sauver le pays ». Ainsi, dans l’Etat de l’Amazonie, dans le nord du pays, l’Ecole de guerre de la jungle apprend aux militaires du monde entier, y compris aux Français, comment se battre dans une jungle. « Ce sont des connaissances directement héritées de la dictature », rappelle le photographe.
Primé à nombreuses reprises pour son travail, le photographe a été sélectionné par les
Rencontres de la photographie d’Arles (4 juillet-25 septembre 2016 ) et fera l’objet d’une grande exposition : «
Ce sera la première exposition de ces photos en dehors de l’Amérique latine. Je suis curieux de voir comment un public qui n’est pas du tout concerné peut réagir à ces photos. La première fois que j’ai présenté ce livre en espagnol, je l’ai fait en Colombie. Le pays n’a pas été touché par le Plan Condor et pourtant les gens me disaient que les mêmes horreurs se déroulaient à deux pas de chez eux dans un pays qui est en guerre depuis cinquante ans. Tout le monde peut être touché par ces histoires ».
Cette exposition sera sans doute un des temps forts des prestigieuses rencontres d’Arles. Effectivement, on ne peut pas rester de marbre face à ces destins brisés.
Condor, le plan secret des dictatures sud-américaines
João Pina, Editions du sous-sol
49 euros, en libraires depuis le 23 juin