Dali Misha Touré : "J’ai grandi entourée de familles polygames et j’avais très envie d’en parler"

Faisant fi des étiquettes, Dali Misha Touré est bien décidée à s’imposer dans le paysage littéraire français. Dans son roman Cicatrices, l’écrivaine aborde avec sensibilité la question épineuse de la polygamie en France.

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Dali Misha Touré, à la librairie Folies d'encre d'Aulnay-sous-Bois, le 16/11/2019. 
Photo : Oumy Diallo
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Quand on rencontre Dali Misha Touré pour la première fois, on est frappé par le mélange de délicatesse et de force qui émanent d’elle. Sourire aux lèvres et regard vif, elle nous reçoit dans son appartement d’Aulnay-sous-Bois. A 25 ans, 5 enfants, 1 (seul) mari, des études de psychologie et 4 livres auto-publiés à son actif, l’auteure ne chôme pas.

Tout commence en 2010. Alors âgée de 15 ans, elle frappe à la porte d’une librairie du centre d’Aulnay. Grâce au soutien de la mairie et à l'aide de sa prof de français, elle publie elle-même un manuscrit qu'elle rédige dans sa chambre en deux mois. Dix mille exemplaires vendus plus tard, Cicatrices, est édité cette année chez Hors d’Atteinte, une maison d’édition féministe basée à Marseille. 

Dans ce récit poignant, elle décrit sans manichéisme, l’horreur, la complexité, mais aussi les moments de grâce d’un quotidien marqué par la violence dans une famille malienne polygame de banlieue parisienne. L’histoire d’une renaissance, après une enfance perdue entre les coups, la promiscuité et le manque d’amour.

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Dali Misha Touré dans son salon à Aulnay-sous-Bois, le 16 novembre 2019. C'est ici que l'écrivaine travaille. 
Photo : Oumy Diallo

Le style brut, direct et le texte rédigé à la première personne donnent l’impression que la narratrice est Dali Misha Touré. Ce qu’elle dément : « J’ai grandi entourée de familles polygames et j’avais très envie d’en parler. On peut écrire profondément sur quelque chose qu’on n'a pas vécu »

Comme son personnage, elle est musulmane, d’origine malienne, vit dans un quartier populaire et se passionne pour l’écriture. Mais contrairement à elle, Dali a grandi dans une famille aimante de sept enfants. Son père exerce la profession d’éboueur et sa maman est mère au foyer. « Ils m'ont toujours soutenue », raconte Dali.

En brouillant à dessein les pistes, l’écrivaine interroge l’imaginaire collectif : « On suppose toujours que ce récit est autobiographique, pourquoi ne pourrais-je pas faire de la fiction comme n’importe quel écrivain ? ».

 

Rivalité, jalousie, asservissement

Du monument de la littérature Une si longue lettre de Mariama Bâ, aux séries Big Love aux Etats-Unis et Maîtresse d’un homme marié, véritable phénomène de société au Sénégal, la polygamie inspire de nombreuses oeuvres. Cicatrices se distingue en abordant la thématique du point de vue d’un enfant.

Rivalité entre co-épouses, jalousie, absence d’intimité, asservissement de la femme… Ici, aucun aspect négatif de la polygamie n’est occulté. Pour autant, la narratrice ne juge jamais ses parents, elle se contente simplement de décrire sa vie et son ressenti. « Je voulais axer le récit autour de la non communication car beaucoup de souffrances en découlent », précise Dali. 

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Passionnée par la lecture depuis son enfance, "mot" est son mot préféré en français, car prononcé, il désigne aussi  les "maux".  
Photo : Oumy Diallo

L’humour bien distillé, lui permet également d'éviter le pathos, comme ce passage où la narratrice baratine sa mère qui ne comprend pas le français (elle parle le Soninké comme la mère de Dali, Ndlr), et peut ainsi aller se promener à sa guise :

« Je lançais :
- M'pay bakka ! Je vais sortir !
- Am pay télé minna ? Tu vas aller où ?; répondait ma mère.
Je sortais alors une flopée de mots en français que moi-même je ne comprenais pas :
- Je dois faire une subvention constitutionnelle pour l'Etat !
- Hein ? Qu'est-ce que c'est que ça ?
- Tu sais ce que c'est, une subvention ?
- Ayi ! Non !
- Constitutionnelle ?
- Ayi !
- L'Etat ?
- Ayi !
- Et voilà ! Anantay a hamounou rho. Tu ne peux pas comprendre.

Et je m'en allais. » p.64
 

Il y aurait entre 16 000 et 20 000 familles polygames en France

Caricature de la polygamie ?

Malgré ces précautions, sa plume réaliste lui vaut des critiques de la part de personnes concernées. On lui reproche de caricaturer et de donner une mauvaise image de la polygamie. Face à ces attaques, Dali nuance : « Dans certaines familles cela se passe très bien et les mères sont très proches. La maltraitance a lieu dans tous les milieux, pas seulement les familles polygames. » En France, la polygamie est interdite par la loi. Depuis 1993, l’Etat ne délivre d’ailleurs plus de titre de séjour aux étrangers polygames.

Un rapport de la Commission nationale consultative des Droits de l’Homme (CNCDH), estime toutefois qu’il y aurait entre 16 000 et 20 000 familles polygames en France. Environ 80% d’entre elles seraient originaires du Mali.

Polygamie, polygynie, polyandrie

La polygamie désigne un régime matrimonial dans lequel un individu est lié, en même temps, à plusieurs conjoints. La polygamie féminine (une femme avec plusieurs maris) s’appelle la polyandrie. La polygamie masculine (un homme avec plusieurs épouses) se nomme la polygynie. Cette dernière est la plus répandue, principalement pour des raisons religieuses. A l’exception de la Turquie et de la Tunisie, les pays musulmans autorisent la polygynie car l’islam permet aux hommes d’avoir jusqu’à quatre femmes à l’instar du prophète Mohamed. Des pays africains à majorité chrétienne l’autorisent également comme la RDC. L’Afrique du Sud et l’Inde ne l’autorisent pas mais tolèrent néanmoins sa pratique. La polygamie est interdite aux Etats-Unis, en Europe, en Amérique du Sud et dans la majorité des pays asiatiques.

En 2009, une note intitulée La polygamie en France : une fatalité est publiée par l'Institut Montaigne. Son auteure, Sonia Imloul, ancienne militante associative en Seine-Saint-Denis considère que « la polygamie constitue un danger pour l’organisation sociale dans les territoires où elle est particulièrement concentrée » et denonce « son caractère destructeur pour les femmes et les enfants qui la subissent »

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La tour de la cité dans laquelle Dali Misha Touré a passé son enfance va être détruite. Le quartier est rongé par le trafic de drogue.
Photo : Oumy Diallo

Quand on lui demande quelle serait sa réaction si son mari décidait de prendre une seconde épouse, comme l’islam le permet aux hommes, elle hésite, avant de répondre : « La question ne s'est pas posée entre nous. Je ne comprendrais pas pourquoi... Et puis, par rapport à mes enfants, je ne ferai pas confiance à une autre femme. Bon, je suis pratiquante, donc je ne peux pas être contre, mais je suis française et ma vision du couple est occidentale ». 

Prochaine étape, une traduction de Cicatrices en arabe est en cours et la sortie en Egypte est imminente. Des négociations sont également en cours pour une éventuelle parution aux Etats-Unis.

En attendant, Dali Misha Touré reprend la plume et prépare déjà la suite du roman. Un ouvrage qu’elle veut plus mature, toujours nourri de son monde intérieur riche et de ses identités multiples.