Il n’a que 44 ans, mais il a déjà tout un parcours de vie, de la République démocratique du Congo où il est né et où il a grandi, jusqu’à Montréal où il vit depuis 2011, en passant par la France, où il a résidé dix ans : peinture, photos, vidéos... Moridja Kitenge Banza est un artiste multidisciplinaire de grand talent qui fait son entrée sur la scène culturelle canadienne en multipliant des expositions et en accrochant plusieurs de ses tableaux dans les grands musées du pays. Rencontre.
L'artiste Moridja Kitenge Banza dans son petit laboratoire montréalais, avril 2023.
Moridja nous ouvre la porte de son atelier situé dans un immense loft du quartier Ahuntsic, dans le nord de Montréal. C’est là qu’il prépare sa prochaine exposition, qui aura lieu cet automne à Joliette, une petite ville au nord-est de Montréal. Assis devant une table encombrée de pots de peinture de toutes les couleurs, il nous explique que c’est son petit laboratoire, c’est là qu’il fait ses mélanges pour obtenir la couleur recherchée, il note tout dans un petit carnet pour pouvoir répéter les mélanges au besoin.
(Re)voir Moridja Kitenge Banza, un artiste hors-normes, par Catherine François
Dans un coin, trois grandes toiles attendent le pinceau de l’artiste, qui s’est dirigé vers l’art parce qu’il aimait ça et parce qu’il ne voulait plus faire de mathématiques, et orienté vers la peinture parce que deux de ses oncles étaient peintres. Il a donc décroché deux diplômes d’école des Beaux-Arts : celle de Kinshasa, en République démocratique du Congo, et celle de Nantes, en France. Il a aussi étudié à la faculté des Sciences humaines et sociales de l’Université de La Rochelle.
Dans l'atelier de Moridja Kitenge Banza à Montréal, avril 2024.
Même s’il est resté une décennie en France, les autorités ne lui accordent pas sa citoyenneté française. Alors Moridja a sorti une carte et il s’est demandé où aller afin d’obtenir une citoyenneté qui lui permette de circuler sans entraves partout dans le monde. « Parce que mes œuvres voyageaient librement, mais pas moi » explique l’artiste. Il choisit donc Montréal, où il vit depuis 2011 et où il avait des amis, et puis il ne voulait pas, en plus de devoir immigrer de nouveau, apprendre une autre langue, donc le Québec francophone, c’était une bonne option. Qu’il ne regrette pas, me dit-il en souriant, « à part l’hiver » ! Moridja a refait son nid ici, sa femme est guadeloupéenne d’origine et ils ont une petite fille de 4 ans, qui est au centre de ses derniers tableaux d’ailleurs.
Le Québec et le Canada me servent de miroir pour mieux comprendre ma propre histoire
Moridja Kitenge Banza, artiste d'origine congolaise
Ce parcours de vie, trois pays en quatre décennies, a marqué l’homme… et l’artiste. « Je suis beaucoup intéressée par le territoire, souligne Moridja, je suis intéressé par comment est-ce que l'être humain vit et transforme le territoire et comment est-ce que le territoire nous transforme. Donc quand je me déplace comme ça, le territoire me transforme, les rencontres avec les gens, ça me transforme, ça rajoute d'autres couches d'identité, d'histoire dans mes propres histoires et ça transforme ma façon de penser le monde et de vivre le monde ».
Moridja Kitenge Banza, avril 2023.
Son histoire, ses histoires, elles ont inspiré l’artiste dans ses derniers tableaux, exposés jusqu’à tout récemment à la galerie montréalaise Hugues Charbonneau (voir encadré). « Pour cette série spécialement, ça fait plusieurs années que je pense raconter mon histoire, mes histoires congolaises tout en vivant au Québec » précise Moridja. Et cet ancrage dans le Québec se fait à travers sa fille, qui, elle, est née ici : « Elle vient souvent dans mon atelier, et elle a vu des images d'archives, en lien avec l’histoire congolaise, notamment des photos de mains coupées, donc je me suis demandé comment lui raconter cette histoire ? Ainsi, cette expo, je l'ai concentrée sur ma fille, c'est le personnage central, tout en insérant les réalités de la narration congolaise, l'histoire de la colonisation ».
Les tableaux reviennent donc sur l’histoire du Congo, le temps de la colonisation, l’accès à l’indépendance, et le pillage, toujours en cours, des ressources naturelles de ce pays. Les personnages ont par exemple des feuilles de caoutchouc à la place d’une tête : cela symbolise ce pillage. « En mettant la feuille de caoutchouc sur la tête de ma fille, c'est une façon de dire qu’elle prend le pouvoir sur le trauma, le trauma qui est transmis de génération en génération » ajoute Moridja.
« Mon processus créatif, c'est d'aller regarder dans les archives, d'aller regarder mon histoire familiale personnelle mais de voir quels sont les liens avec les histoires dans les lieux dans lesquels je vis. Cela me permet d'avoir une distance et d'avoir une facilité dans ma création. Donc le Québec et le Canada me servent de miroir pour mieux comprendre ma propre histoire », analyse Moridja.
L’artiste explique qu’il a toujours voulu peindre un tableau pour parler de l’assassinat du héros de l’indépendance congolaise Patrice Lumumba : « Dans ce tableau, je suis avec ma fille, et il y a deux autres personnages qui incarnent les travailleurs du caoutchouc et on regarde un tonneau, tonneau qui symbolise la mort de Lumumba parce que son corps a été mis dans un tonneau d'acier quand il a été assassiné ». Et autre allusion à l’histoire du Congo dans ce même tableau : sa fille y porte des bottes d'hiver qui font référence aux bottes des enfants soldats qui sont entrés au Congo en 1997 avec Laurent Désiré-Kabila.
Pour moi, être artiste, c'est un peu de l'art-thérapie que je fais pour moi-même
Moridja Kitenge Banza, artiste d'origine congolaise
« En fait, dans mes toiles, il y a une colère mais c’est une colère douce » estime Moridja, qui ne se voit pas, pour autant, comme un artiste engagé : « Je suis un conteur, j'ai simplement envie de raconter des histoires, comme tout le monde aime raconter des histoires. Travailler sur ces sujets-là, ça me permet aussi de comprendre qui je suis. En gros pour moi, être artiste, c'est un peu de l'art-thérapie que je fais pour moi-même, c'est essayer de mieux me comprendre et comprendre l'histoire qui me définit et essayer de me guérir moi-même » conclut l’artiste.
Moridja, un coup de foudre pour le galeriste montréalais, Hugues Charbonneau
Hugues Charbonneau dans sa galerie à Montréal, avril 2024.
Catherine FrançoisHugues Charbonneau est propriétaire-fondateur d’une galerie en plein centre-ville de Montréal, il représente Moridja depuis 2019 après l’avoir rencontré lors d’un souper chez un ami commun, il en entendait déjà beaucoup parlé à l’époque : « C'est comme si Montréal était en train de tomber en amour avec quelqu'un, se souvient le galeriste, et ça m'arrivait de partout, la rumeur qui courrait en ville, les autres artistes de la galerie qui avaient vu des œuvres de Moridja, certains de mes employés qui avaient vu des œuvres de Moridja, des amis au musée des Beaux-Arts de Montréal, alors c'est comme si c’était au tour de Montréal de découvrir cet artiste. Il était très connu en Afrique et en France mais il arrivait ici et il recommençait sa vie et tranquillement la ville apprenait à le découvrir ».
Hugues Charbonneau dit être alors tombé en amour tant avec l’œuvre qu’avec l’artiste : « Moridja est fantastique et il est bienveillant, c'est une qualité essentielle aussi. Il avait le profil que je recherchais, tant pour son œuvre que pour ce qu'il est. C’est quelqu’un qui est très actif aussi pour sa communauté, il est par exemple président de Culture Montréal. Moridja a commencé à donner avant même de recevoir de notre société ». Hugues Charbonneau est ravi de voir que cet artiste est en train de prendre sa place sur la scène culturelle canadienne, qu’il retrouve ici la reconnaissance qu’il avait en France et en Afrique – il a notamment décroché en 2010 le premier prix de la Biennale de l'Art africain contemporain DAK'ART - : « Moridja, il nous enrichit tous, estime Hugues Charbonneau. Le rôle des arts en général, c'est approfondir notre humanité et Moridja nous amène à prendre conscience de l'Histoire, d'autres versions de l'Histoire aussi. Donc c'est une œuvre qui réfléchit à la société, à l'Histoire, à toutes sortes de questions ».
Pour le galeriste, Moridja est dans la lignée de ces jeunes artistes talentueux comme le Canadien d’origine haïtienne Manuel Mathieu ou le Sénégalais Omar Ba : « Ces peintres livrent leur vécu dans leurs œuvres et ce sont des artistes qui veulent aussi aider les jeunes, ils savent ce que cela veut dire d’ouvrir une porte, donc ils veulent les ouvrir, ces portes, pour que ces jeunes puissent les emprunter, ils veulent les aider à entrer dans les musées, ce sont des artistes qui comprennent l'importance de l'inclusion au sens large ».