Au fur et à mesure que le visiteur parcoure l’installation, lit les textes, fait connaissance avec les victimes et leurs proches, il prend conscience de l’étendue de la catastrophe. Non, les disparitions forcées au Mexique ne sont pas un phénomène nouveau qui aurait surgi avec « la guerre » contre les trafiquants de drogues de l’ancien président mexicain Felipe Calderón, il y a dix ans.
« Ces chaussures relatent une histoire qui remonte à la fin des années 1960. Parmi les victimes, on compte des chefs syndicaux paysans, des étudiants engagés, des femmes, beaucoup de femmes, mais aussi des personnes âgées dont la disparition reste un mystère absolu. Nous avons ici, par exemple, l’affaire d’une mère de famille qui a dit un jour à ses enfants ‘Je vais chez le coiffeur, je reviens tout de suite’. Elle n’est jamais revenue. Pourquoi elle ? Plus on creuse, plus le mystère s’épaissit », se désole l’artiste Alfredo Lopez Casanova qui a mis en place ce projet il y a plus de quatre ans.
Le but est de mettre un visage sur les chiffres et de raconter en quelques lignes ces vies brisées. Des baskets, des bottes, des sandales… Ces chaussures usées appartiennent aux proches des victimes souvent les mères, « car il est important de rendre hommage à ceux qui cherchent sans arrêt leurs fils, leurs maris, leurs frères».
Barbe de trois jours, cernes sous les yeux, cheveux poivre-sel, le Mexicain connaît par cœur les parcours de ces disparus, il déplore que les autorités n’en fassent pas autant : « Si les familles ne prennent pas en charge l’enquête, personne ne le fera. La police n’a aucune envie de les chercher».
Les familles envoient donc une paire de chaussures avec une lettre où elles déclinent leur identité et racontent leur vécu. Il existe dans ce pays une dizaine d’associations de familles qui cherchent elles-mêmes les leurs : « Cette crise humanitaire est telle que ce sont les citoyens eux-mêmes qui empoignent des pelles et cherchent les disparus dans les fosses clandestines », s’indigne Alfredo Lopez Casanova.
C’est ce qui est arrivé aux 43 étudiants d’Ayotzinapa le 26 septembre 2014 dans le Guerrero (sud). Grosso modo, des membres de la police locale ont arrêté ces étudiants qui s’apprêtaient à manifester et les a présentés à un groupe de trafiquants de drogue. Mais cette toile d’araignée qu’est l’affaire d’Ayotzinapa a fait émerger les obscurs liens entre les narcos, les militaires et tous les étages du gouvernement jusqu’au sommet, selon l’investigation indépendante de la Commission interaméricaine des droits de l’Homme.
Le gouvernement mexicain maintient cependant sa version des faits : les étudiants auraient été enlevés par des trafiquants puis brûlés dans une énorme déchetterie. Sauf que des scientifiques indépendants ont démontré que ce n’était pas physiquement possible.
Plus de trente mois après cette disparition, le gouvernement mexicain - dont l’image a été fortement entachée - essaye de faire oublier ce dossier qui rappelle un événement fondateur : la tuerie de Tlatelolco en 1968. L’armée a étouffé dans le sang un mouvement d’étudiants. Quarante ans après, aucun militaire n’a été traduit en justice.
C’est pour dénoncer l’impunité chronique et la violation systématique des droits les plus fondamentaux que les parents des étudiants d’Ayotzinapa se sont joints à l’effort du collectif Traces de la mémoire. « Nous avons réalisé que l’art est aussi un bon moyen d’exiger justice », raconte María de Jesús Tlatempa mère de José Eduardo Bartolo Tlatempa.
Cet étudiant venait de réussir le difficile examen d’entrée à l’Ecole normale d’Ayotzinapa qui forme les enseignants des zones les plus rurales et les plus pauvres. « Un repère de subversifs », selon les détracteurs de cette institution. Déjà dans les années 1970 un enseignant diplômé de cette école avait été victime de disparition forcée. Ses bottes font partie de l’exposition.
«Mon fils voulait faire des études. Mais nous n’avons pas les moyens de subvenir à ses besoins, encore moins loin de sa communauté. C’était très important pour nous qu’il puisse aller dans cette école », raconte cette mère qui ne dort que très peu depuis 2014.
Et de poursuivre : « Je ne comprends pas comment on a pu enlever mon fils. Nous sommes des indiens, pauvres, démunis, pourquoi s’en prendre à nous ? Nous exigeons que le gouvernement rende des comptes et qu’on nous rende nos enfants. En tant que parents nous avons la ferme conviction qu’ils sont vivants. Quelques jours après l’enlèvement, leurs téléphones étaient encore en marche. S’ils avaient été brûlés, cela aurait été impossible. Nos droits sont violés. Ce qui est le plus désolant c’est que ce qui est arrivé à nos enfants n’est pas un cas isolé. Nous sommes des milliers».
C’est pour crier ce message haut et fort qu’elle est venue en Europe pour participer à cet évènement artistique où l’on peut voir des chaussures des familles des étudiants d’Ayotzinapa : « Nous sommes fatigués, malades, certaines grand-mères de nos enfants sont décédées de chagrin, on nous intimide, on veut briser notre mouvement. Mais nous avons décidé de ne plus pleurer, de ne plus avoir peur. Nous restons déterminés et dignes parce que nous savons qui est responsable ».
Et c’est bien cela le problème. Nombreux sont ceux qui savent qui a pris leurs êtres chers. Mais ils ne peuvent pas compter sur un Etat défaillant et souvent « complice », selon leurs mots.
La pression internationale après l’affaire des 43 et des observations de l’ONU en matière de droits de l’Homme ont quelque peu forcé la main du président Peña Nieto. Fin 2015, il a présenté une proposition de loi concernant les disparitions forcées. Depuis, celle-ci est coincée au Sénat. Sceptiques, les familles ont proposé leur propre loi et y travaillent avec acharnement.
« Une lueur d’espoir » pour Alfredo López et « une nécessité », pour Maria de Jesús qui désespère de voir le Mexique devenir « un charnier » pour ses citoyens et pour les migrants passant par le pays pour se rendre aux Etats-Unis. Des chaussures guatémaltèques ont aussi trouvé une place dans l’installation.
Il est très difficile de faire sortir ce genre d’information car on tue les journalistes qui en parlent.
Maria de Jesús
« Il est essentiel que le public européen se rende compte de ce qui se passe au Mexique, car même certains Mexicains ne s’en rendent pas compte. Il est très difficile de faire sortir ce genre d’information car on tue les journalistes qui en parlent », rappelle-t-elle.
Pour continuer de répandre la bonne parole, Les Traces de la mémoire seront à Nice à partir du 10 avril, puis à Rome.