Le documentaire de Raymond Depardon, "12 jours", fixe à l'image une réalité méconnue : celle des patients en psychiatrie, hospitalisés sans leur consentement et obligés de passer devant un Juge des libertés avant le douxième jour de leur internement pour que celui décide s'ils doivent rester hospitalisés ou non. Cette récente loi de 2011, appliquée depuis 2013, force donc des personnes malades à se présenter — au sein de l'hôpital psychiatrique — devant un juge, sans leur psychiatre. Leur faculté à pouvoir devenir un patient, libre ou non de rester en soins, de sortir de l'institution, est à ce moment précis évaluée par le juge.
Extrait du documentaire "12 jours", de Raymond Depardon. Sortie en salles le 29 novembre 2017 :
Si la loi en question a été promue comme offrant une garantie supplémentaire pour les patients, face à la "toute puissance du corps médical" — qui jusqu'alors décidait seul de leur sortie ou non — elle pose néamoins de nombreuses questions. Un Juge des libertés est normalement là pour des "repris de justice", des personnes ayant enfreint la loi : comment les patients, des personnes en souffrance psychique, perçoivent-elles cette situation où ils deviennent, l'espace de cet entretien, l'équivalent d'un délinquant, face à une autorité judiciaire en mesure de décider pour elles de leur liberté ou de leur maintien dans une forme de "détention hospitalière" ?
Ces dix témoignages de patients, à l'hôpital psychiatrique du Vinatier, à Lyon, face à des juges des libertés, éclairent — au delà de ces expériences humaines très douloureuses et difficiles — la situation de la psychiatrie française, de ses méthodes, de ses moyens, et de la prise en charge des personnes les plus fragiles de la société. Dans quel état est ce secteur de soins ? Entretien croisé avec Yves Gigou, infirmier du secteur psychiatrique pendant 40 ans, et Hervé Bokobza, Médecin psychiatre. Tous deux sont membres fondateurs du "Collectif des 39, quelle hospitalité pour la folie ?".
Que pensez-vous de l'obligation en psychiatrie de la présence d'un juge des libertés pour décider de la sortie ou non d'un patient hospitalisé sans consentement ?
Yves Gigou : Lorsque l'on a vu cette loi être votée, ça nous a semblé être une avancée démocratique dans le contexte du développement de la loi qui obligeait les patients à se soigner sans consentement. Il fallait, à notre sens, mettre en parallèle de cette loi, le Juge des libertés et de la détention. Mais depuis 2013, on s'aperçoit des dérives dans le champ psychiatrique.
Hervé Bokobza : Le juge des libertés vient vérifier seulement la normalité de la procédure, il ne se mêle pas à l'évidence du contenu de la procédure. Ce qui fait le loufoque — si je puis dire — d'un côté, et le dramatique de l'autre. Parce que le patient se retrouve comme une personne coupable d'être malade, dans une chambre d'accusation, avec un avocat, ce qui est quand même la pire des choses qui puisse arriver à quelqu'un. Non seulement le patient est accusé d'être malade mais en plus — ce que le documentaire montre très bien — il est plongé dans un univers carcéral total. Où peut être le soin ? On entend le diagnostic, l'évolution du patient, et la non-sortie de chaque patient, puisque dans ce documentaire ce sont des patients qui ne peuvent pas sortir. Sans doute à juste titre, puisque le psychiatre a estimé qu'ils ne pouvaient pas sortir. Mais là n'est pas le problème : ce trait et ce moment sont asbolument symptomatiques de ce qu'il se passe en ce moment en psychiatrie, c'est-à-dire le glissement progressif, comme inéluctable, encore impensable pour moi il y a quelques années, d'un système de soins qui ne soignerait plus mais serait là pour enfermer.
En 2017, les pratiques de contension et d'isolement n'ont pas diminué, elles tendraient même à augmenter. Que renvoient ces pratiques dans le soin, à votre sens ?
H.B : Elles renvoient à l'essentiel de l'évolution en psychiatrie, même si tout le monde n'est pas ligoté . Mais cet acte-là, la contention en chambre d'isolement, est un acte absolument inacceptable au XXIème siècle. Inacceptable, si nous avions une conception de l'accueil de la folie autre que celle que nous avons actuellement, qui est sécuritaire. Le sécuritaire va à l'encontre de la sécurité. La sécurité est indispensable pour tous les citoyens : sécurité affective, sécurité sociale, sécurité familiale, sécurité au travail. C'est fondamental. Mais le sécuritaire vient mettre l'être humain dans une position de rétraction persécutrice et persécutante. Exactement ce dont souffre le patient. Au lieu de l'amener dans une chaleur, une douceur, un entour, un contour, qui va lui permettre de sortir de cette sensation de peur — que tout patient qui rentre en hospitalisation à la demande d'un tiers, ressent en lui — on lui injecte de la peur, dont le moment du jugement est l'acmé. Dans ce documentaire, on voit qui plus est, l'intelligence exceptionnelle des patients. Chacun d'entre eux a des formulations, des positions au monde, une question sur son état et l'état de la société qu'il faut entendre. Celui qui est fou vient toujours interroger l'état du monde et il n'est pas, comme certaines conceptions d'aujourd'hui tentent de le définir, comme quelqu'un devant être enfermé.
Y.G : À mon sens, et j'en discutais avec un collègue qui a pris sa retraite il y a 15 jours, l'absence de formation à la spécificité du soin psychiatrique depuis 1992 pour les infirmiers a fait que la situation s'est énormément dégradée. Ce qui ne veut pas dire que les infirmiers contemporains formés depuis 1992 aient une quelconque responsabilité au niveau de leur engagement clinique. Mais les pressions managériales au niveau technique, administratif, du protocole, font que la dispensation de soins spécifiques à la psychiatrie devient de plus en plus difficile.
L'hôpital psychiatrique semble être un lieu qui intéresse très peu les pouvoirs publics. Les budgets de ce secteur vont être baissés, alors que dans le même temps l'augmentation du nombre d'hospitalisations sans consentement est en hausse permanente. Qu'en pensez-vous ?
Y.G : Le désintérêt fait suite à un intérêt très particulier, puisqu'en décembre 2008, un président de la République (Nicolas Sarkozy, ndlr) est allé dans un hôpital psychiatrique, celui d'Antony, et a fait un discours qui a rigidifié les pratiques hospitalières. C'était un discours très sécuritaire, qui a fait augmenter les chambres d'isolement, les contentions, en envisageant même à cette époque là, l'utilisation de bracelets électroniques. Cette dérive sécuritaire, doublée du manque de formation des infirmiers psychiatriques, a entraîné cette grande dégradation. Personnellement, j'ai toujours été en débat avec moi-même sur la question des moyens. Les moyens, ce ne sont pas forcément des moyens purement économiques, mais surtout des moyens en qualité de personnes formées. D'un point de vue politique, il y a eu le député Denis Robillard qui s'est préoccupé des prises en charge psychiatriques dans la précédente assemblée mais il était bien seul. Aujourd'hui il y a quelques questions, avec deux députés, Ruffin et Pompili, qui viennent de visiter l'hôpital psychiatrique Pinel à Reims et qui s'alarment.
H.B : Si la conception de la folie continue à être une conception sécuritaire, il y aura de plus en plus de personnes qui vont décompenser car ils ne vont pas trouver à l'extérieur, dans le système de réception de l'angoisse ou de la souffrance, des équipes suffisamment en nombre et suffisamment formées pour prévenir la décompensation grave. Moins il y aura de personnes pour accueillir, plus il y aura de passages à l'acte, et plus y aura de personnes en hospitalisation à la demande d'un tiers ou en hospitalisation d'office, dans un cycle où l'hôpital psychiatrique ne remplit absolument plus sa fonction d'asile, dans le sens fort du terme : donner un accueil à quelqu'un qui en a besoin. Cet hôpital psychiatrique occupe donc de plus en plus une fonction totalitaire et totalisante, d'enfermement, une fonction carcérale. Il faut savoir que des patients en prison, qui sont en crise et dont l'état nécessite une hospitalisation psychiatrique, très souvent, redemandent à retourner en prison…
Dans quel état est la psychiatrie française aujourd'hui ? Tant du côté des patients que des soignants ?
H.B : Elle est dans un très mauvais état. Un état de régression absolue et totale. Chez les soignants, il faut savoir que tant au niveau de la formation qu'à celui du nombre de soignants, tout comme dans la conception de la folie, c'est une régression totale et absolue. Il se trouve que devant cette régression, les familles et les patients eux-mêmes ont été convoqués à prendre en main quelque chose que les pouvoirs publics ne voulaient plus prendre en main. Ce qui fait qu'actuellement, il y a des associations de soignés et de parents très actives qui posent des vraies questions. C'est vers eux que je crois, fondamentalement, il faudra se tourner pour améliorer la psychiatrie. Ils posent des vraies questions que les soignants, pris dans un engrenage parfaitement invraisemblable, n'ont absolument plus le temps de se poser, tellement la pratique de la contention, notamment en hôpital psyschiatrique, devient naturelle. À mon époque dans les années 70, attacher quelqu'un était une exception. Aujourd'hui la contention est le lot de tout patient qui va protester, qui va ne pas être d'accord, qui va gueuler, qui va exprimer un symptôme bruyant. Et vous verrez dans ce film de Depardon, une femme qui exprime qu'elle voulait rentrer à l'hôpital, qui était agitée, et qui a été attachée, attrapée par 12 personnes. On n'est plus dans le champ de la psychiatrie, mais dans celui de l'atteinte aux Droits de l'homme.
Y.G : Les deux ont toujours été liés. J'ai fait toute ma carrière dans la proximité avec les patients, mais je trouve qu'aujourd'hui la question est beaucoup plus douloureuse pour les patients que pour les soignants même s'il ne faut pas nier la difficulté de ces derniers. Ce sont les patients qui sont les plus exposés à la maltraitance aujourd'hui. La violence est aussi dans les équipes mêmes, liée au management administratif de ces équipes, avec la mise en place des protocoles, des suivis informatiques. Cette violence institutionnelle a des répercussions catastrophiques sur les patients. L'état de la psychiatrie en France est pour moi très dégradé, et mon souci aujourd'hui, de l'extérieur, c'est de voir le peu de réflexion sur la situation. Comme s'il y avait quelque chose que l'on n'osait pas dire. Il semble que l'on soit dans une situation catastrophique et que l'on n'ose pas l'exposer publiquement. Alors que de mon point de vue, ça permettrait de réfléchir ne serait-ce qu'au niveau de l'Assemblée nationale, pour envisager des solutions, avec les patients et les professionnels.
"On juge du degré de civilisation d'une société à la manière dont elle traite ses fous" : cette phrase, comme vous le savez, est de Lucien Bonnafé, le célèbre psychiatre désaliéniste d'après-guerre. Selon vous, en suivant cette affirmation, à quel degré de civilisation est la France aujourd'hui ?
Y.G : Nous sommes dans un degré de civilisation où l'individualisme a érodé tout le collectif permettant une vie conviviale en société. "Sans la reconnaissance de la valeur de la folie, c'est l'homme même qui disparaît", a dit un autre psychiatre Tosquelles. Nous sommes en pleine régression, dans un retour à l'asile, dans ce que l'asile a de plus négatif, c'est-à-dire concentrationnaire, inhumain, maltraitant.
H.B : Il faut croire qu'on ne va pas très bien. Au niveau de ce qu'un service public doit rendre comme service pour la sécurité de base dont tout citoyen a le droit d'avoir accès, je maintiens que l'on fait la confusion avec le sécuritaire, qui lui, vient entamer la notion de sécurité de base. C'est pour moi la victoire actuelle du néo-libéralisme : entamer la sécurité de base par le sécuritaire avec le discours absolument permanent du "on ne peut pas faire autrement". Ce qui est d'ailleurs le discours des soignants en psychiatrie. C'est une victoire idéologique. Alors que nous avons connu un moment où quand quelqu'un n'allait pas bien, on pouvait l'accueillir à plusieurs, passer du temps avec lui, éventuellement lui faire une injection. Ce qui est quand même, à mon sens, moins barbare que les sangles de contention qui tuent ce que j'appelle "les liens qui soignent".
Extrait du documentaire "12 jours", de Raymond Depardon. Sortie en salles le 29 novembre 2017 :
Si la loi en question a été promue comme offrant une garantie supplémentaire pour les patients, face à la "toute puissance du corps médical" — qui jusqu'alors décidait seul de leur sortie ou non — elle pose néamoins de nombreuses questions. Un Juge des libertés est normalement là pour des "repris de justice", des personnes ayant enfreint la loi : comment les patients, des personnes en souffrance psychique, perçoivent-elles cette situation où ils deviennent, l'espace de cet entretien, l'équivalent d'un délinquant, face à une autorité judiciaire en mesure de décider pour elles de leur liberté ou de leur maintien dans une forme de "détention hospitalière" ?
Ces dix témoignages de patients, à l'hôpital psychiatrique du Vinatier, à Lyon, face à des juges des libertés, éclairent — au delà de ces expériences humaines très douloureuses et difficiles — la situation de la psychiatrie française, de ses méthodes, de ses moyens, et de la prise en charge des personnes les plus fragiles de la société. Dans quel état est ce secteur de soins ? Entretien croisé avec Yves Gigou, infirmier du secteur psychiatrique pendant 40 ans, et Hervé Bokobza, Médecin psychiatre. Tous deux sont membres fondateurs du "Collectif des 39, quelle hospitalité pour la folie ?".
Que pensez-vous de l'obligation en psychiatrie de la présence d'un juge des libertés pour décider de la sortie ou non d'un patient hospitalisé sans consentement ?

Hervé Bokobza : Le juge des libertés vient vérifier seulement la normalité de la procédure, il ne se mêle pas à l'évidence du contenu de la procédure. Ce qui fait le loufoque — si je puis dire — d'un côté, et le dramatique de l'autre. Parce que le patient se retrouve comme une personne coupable d'être malade, dans une chambre d'accusation, avec un avocat, ce qui est quand même la pire des choses qui puisse arriver à quelqu'un. Non seulement le patient est accusé d'être malade mais en plus — ce que le documentaire montre très bien — il est plongé dans un univers carcéral total. Où peut être le soin ? On entend le diagnostic, l'évolution du patient, et la non-sortie de chaque patient, puisque dans ce documentaire ce sont des patients qui ne peuvent pas sortir. Sans doute à juste titre, puisque le psychiatre a estimé qu'ils ne pouvaient pas sortir. Mais là n'est pas le problème : ce trait et ce moment sont asbolument symptomatiques de ce qu'il se passe en ce moment en psychiatrie, c'est-à-dire le glissement progressif, comme inéluctable, encore impensable pour moi il y a quelques années, d'un système de soins qui ne soignerait plus mais serait là pour enfermer.
En 2017, les pratiques de contension et d'isolement n'ont pas diminué, elles tendraient même à augmenter. Que renvoient ces pratiques dans le soin, à votre sens ?

H.B : Elles renvoient à l'essentiel de l'évolution en psychiatrie, même si tout le monde n'est pas ligoté . Mais cet acte-là, la contention en chambre d'isolement, est un acte absolument inacceptable au XXIème siècle. Inacceptable, si nous avions une conception de l'accueil de la folie autre que celle que nous avons actuellement, qui est sécuritaire. Le sécuritaire va à l'encontre de la sécurité. La sécurité est indispensable pour tous les citoyens : sécurité affective, sécurité sociale, sécurité familiale, sécurité au travail. C'est fondamental. Mais le sécuritaire vient mettre l'être humain dans une position de rétraction persécutrice et persécutante. Exactement ce dont souffre le patient. Au lieu de l'amener dans une chaleur, une douceur, un entour, un contour, qui va lui permettre de sortir de cette sensation de peur — que tout patient qui rentre en hospitalisation à la demande d'un tiers, ressent en lui — on lui injecte de la peur, dont le moment du jugement est l'acmé. Dans ce documentaire, on voit qui plus est, l'intelligence exceptionnelle des patients. Chacun d'entre eux a des formulations, des positions au monde, une question sur son état et l'état de la société qu'il faut entendre. Celui qui est fou vient toujours interroger l'état du monde et il n'est pas, comme certaines conceptions d'aujourd'hui tentent de le définir, comme quelqu'un devant être enfermé.
Y.G : À mon sens, et j'en discutais avec un collègue qui a pris sa retraite il y a 15 jours, l'absence de formation à la spécificité du soin psychiatrique depuis 1992 pour les infirmiers a fait que la situation s'est énormément dégradée. Ce qui ne veut pas dire que les infirmiers contemporains formés depuis 1992 aient une quelconque responsabilité au niveau de leur engagement clinique. Mais les pressions managériales au niveau technique, administratif, du protocole, font que la dispensation de soins spécifiques à la psychiatrie devient de plus en plus difficile.
L'hôpital psychiatrique semble être un lieu qui intéresse très peu les pouvoirs publics. Les budgets de ce secteur vont être baissés, alors que dans le même temps l'augmentation du nombre d'hospitalisations sans consentement est en hausse permanente. Qu'en pensez-vous ?
Y.G : Le désintérêt fait suite à un intérêt très particulier, puisqu'en décembre 2008, un président de la République (Nicolas Sarkozy, ndlr) est allé dans un hôpital psychiatrique, celui d'Antony, et a fait un discours qui a rigidifié les pratiques hospitalières. C'était un discours très sécuritaire, qui a fait augmenter les chambres d'isolement, les contentions, en envisageant même à cette époque là, l'utilisation de bracelets électroniques. Cette dérive sécuritaire, doublée du manque de formation des infirmiers psychiatriques, a entraîné cette grande dégradation. Personnellement, j'ai toujours été en débat avec moi-même sur la question des moyens. Les moyens, ce ne sont pas forcément des moyens purement économiques, mais surtout des moyens en qualité de personnes formées. D'un point de vue politique, il y a eu le député Denis Robillard qui s'est préoccupé des prises en charge psychiatriques dans la précédente assemblée mais il était bien seul. Aujourd'hui il y a quelques questions, avec deux députés, Ruffin et Pompili, qui viennent de visiter l'hôpital psychiatrique Pinel à Reims et qui s'alarment.
H.B : Si la conception de la folie continue à être une conception sécuritaire, il y aura de plus en plus de personnes qui vont décompenser car ils ne vont pas trouver à l'extérieur, dans le système de réception de l'angoisse ou de la souffrance, des équipes suffisamment en nombre et suffisamment formées pour prévenir la décompensation grave. Moins il y aura de personnes pour accueillir, plus il y aura de passages à l'acte, et plus y aura de personnes en hospitalisation à la demande d'un tiers ou en hospitalisation d'office, dans un cycle où l'hôpital psychiatrique ne remplit absolument plus sa fonction d'asile, dans le sens fort du terme : donner un accueil à quelqu'un qui en a besoin. Cet hôpital psychiatrique occupe donc de plus en plus une fonction totalitaire et totalisante, d'enfermement, une fonction carcérale. Il faut savoir que des patients en prison, qui sont en crise et dont l'état nécessite une hospitalisation psychiatrique, très souvent, redemandent à retourner en prison…
Dans quel état est la psychiatrie française aujourd'hui ? Tant du côté des patients que des soignants ?
H.B : Elle est dans un très mauvais état. Un état de régression absolue et totale. Chez les soignants, il faut savoir que tant au niveau de la formation qu'à celui du nombre de soignants, tout comme dans la conception de la folie, c'est une régression totale et absolue. Il se trouve que devant cette régression, les familles et les patients eux-mêmes ont été convoqués à prendre en main quelque chose que les pouvoirs publics ne voulaient plus prendre en main. Ce qui fait qu'actuellement, il y a des associations de soignés et de parents très actives qui posent des vraies questions. C'est vers eux que je crois, fondamentalement, il faudra se tourner pour améliorer la psychiatrie. Ils posent des vraies questions que les soignants, pris dans un engrenage parfaitement invraisemblable, n'ont absolument plus le temps de se poser, tellement la pratique de la contention, notamment en hôpital psyschiatrique, devient naturelle. À mon époque dans les années 70, attacher quelqu'un était une exception. Aujourd'hui la contention est le lot de tout patient qui va protester, qui va ne pas être d'accord, qui va gueuler, qui va exprimer un symptôme bruyant. Et vous verrez dans ce film de Depardon, une femme qui exprime qu'elle voulait rentrer à l'hôpital, qui était agitée, et qui a été attachée, attrapée par 12 personnes. On n'est plus dans le champ de la psychiatrie, mais dans celui de l'atteinte aux Droits de l'homme.
Y.G : Les deux ont toujours été liés. J'ai fait toute ma carrière dans la proximité avec les patients, mais je trouve qu'aujourd'hui la question est beaucoup plus douloureuse pour les patients que pour les soignants même s'il ne faut pas nier la difficulté de ces derniers. Ce sont les patients qui sont les plus exposés à la maltraitance aujourd'hui. La violence est aussi dans les équipes mêmes, liée au management administratif de ces équipes, avec la mise en place des protocoles, des suivis informatiques. Cette violence institutionnelle a des répercussions catastrophiques sur les patients. L'état de la psychiatrie en France est pour moi très dégradé, et mon souci aujourd'hui, de l'extérieur, c'est de voir le peu de réflexion sur la situation. Comme s'il y avait quelque chose que l'on n'osait pas dire. Il semble que l'on soit dans une situation catastrophique et que l'on n'ose pas l'exposer publiquement. Alors que de mon point de vue, ça permettrait de réfléchir ne serait-ce qu'au niveau de l'Assemblée nationale, pour envisager des solutions, avec les patients et les professionnels.
"On juge du degré de civilisation d'une société à la manière dont elle traite ses fous" : cette phrase, comme vous le savez, est de Lucien Bonnafé, le célèbre psychiatre désaliéniste d'après-guerre. Selon vous, en suivant cette affirmation, à quel degré de civilisation est la France aujourd'hui ?
Y.G : Nous sommes dans un degré de civilisation où l'individualisme a érodé tout le collectif permettant une vie conviviale en société. "Sans la reconnaissance de la valeur de la folie, c'est l'homme même qui disparaît", a dit un autre psychiatre Tosquelles. Nous sommes en pleine régression, dans un retour à l'asile, dans ce que l'asile a de plus négatif, c'est-à-dire concentrationnaire, inhumain, maltraitant.
H.B : Il faut croire qu'on ne va pas très bien. Au niveau de ce qu'un service public doit rendre comme service pour la sécurité de base dont tout citoyen a le droit d'avoir accès, je maintiens que l'on fait la confusion avec le sécuritaire, qui lui, vient entamer la notion de sécurité de base. C'est pour moi la victoire actuelle du néo-libéralisme : entamer la sécurité de base par le sécuritaire avec le discours absolument permanent du "on ne peut pas faire autrement". Ce qui est d'ailleurs le discours des soignants en psychiatrie. C'est une victoire idéologique. Alors que nous avons connu un moment où quand quelqu'un n'allait pas bien, on pouvait l'accueillir à plusieurs, passer du temps avec lui, éventuellement lui faire une injection. Ce qui est quand même, à mon sens, moins barbare que les sangles de contention qui tuent ce que j'appelle "les liens qui soignent".