Au détour des salles de l’exposition, une phrase surgit, en page de garde d’un livre sur la Commune de Paris : « l’image renouvellera un jour l’enseignement historique ». La prédiction a du sens, tant il est urgent, pour que le passé laisse des traces chez nos petites têtes blondes, et engage à une analyse critique, que des ressources iconographiques et documentaires puissent être facilement accessibles.
Soulèvements poursuit une ambition bien plus large. Elle se joue de la chronologie, pioche au gré des réminiscences et des surgissements inspirants de son concepteur. Au point de supposer que la matière historique est bien connue du visiteur.
Le parcours auquel Georges Didi-Huberman invite se fonde sur cinq lignes de force qui, à la chronologie et à la contextualisation historique, préfèrent la mise en perspective des mouvements de résistance, des révoltes et révolutions avec la montée en puissance de l’imagination, de la prise de conscience, de l’action collective.
Haut les cœurs ! Il y a lieu de réinventer l’espoir. Encore et toujours…
Le philosophe n’en est pas à son coup d’essai : Georges Didi-Huberman est le concepteur de plusieurs expositions et a notamment officié au Palais de Tokyo. Il est l’auteur d’une cinquantaine d’ouvrages, dont le dernier, intitulé Peuples en larmes, consacré à la dialectique du deuil et de l’émancipation.
Le cheminement qu’il propose dans Soulèvements, admirablement ramassé dans les textes affichés aux murs de chaque salle, procède d’une approche qui relie la résistance à l’émotion, la révolution au déchaînement physique et mental.
S’avancer dans la section « Eléments déchaînés » c’est d’emblée se laisser porter par « l’énergie du refus » capable de soulever l’espace tout entier.
Henri Michaux ouvre la route avec ses signes incandescents, rejoints par les paysages de poussière de Man Ray, les vagues océaniques brossées par Victor Hugo en écho avec les mouvements sociaux des Misérables. On rencontre ici la puissance symbolique d’un Goya disant la souffrance du peuple espagnol aux côtés de celle d’un Kantor photographié par Kossakowski, dont le chef d’orchestre dirige l’océan, ou d’un Veber facétieux, évoquant la vague du peuple qui mange le dompteur Clémenceau après qu’il a eu réprimé les grandes grèves de 1904.
A l ‘émotion succède et se superpose le geste, capable de balayer la soumission. Celui du combattant volontaire, du danseur, des lanceurs de pavés de Gilles Caron dans sa série « Les bras se lèvent » et ses clichés des émeutes anti-catholiques de Londonderry, ou encore des jeunes au poing levé et au visage grave qui suivent le cercueil de leur camarade Tautin.
Celui du célèbre « Don Quichotte » de Korda, juché sur un réverbère au milieu de la Place de la Révolution à La Havane, blanche de monde en 1959 ou des manifestations des Spartakistes lors de la « Révolution de Novembre » en 1918 sur la Pariserplatz. Celui de la gréviste Rose Zehner, surprise par Ronis, haranguant ses condisciples de l’usine Citroën en 1938 avant d’être licenciée.
Celui des habitants de Guernica devant une reproduction de la fresque de Picasso, dont les poings levés et les V de la victoire ont été immortalisés par Leonard Freed. Celui capté par la photographe Graciela Sacco qui circule dans les rues de Rosario en Argentine, et y saisit des affiches qui font « exploser » les cris de ceux qui s’opposent à l’amnistie de la junte militaire. Point focal emblématique de tous les artistes qui, en France, en Allemagne et ailleurs font de la bouche l’épicentre de la parole contestatrice, étudiante ou ouvrière. Ou encore signe de la complicité qui unit celles et ceux qui psalmodient, respirent, sourient de concert comme le suggèrent les gros plans juxtaposés de la vidéaste Lorna Simpson (« Easy to remember » - 2001)
Michel Foucault et sa croisade contre la violence du système pénitentiaire, Marcel Broodthaers, une photographie de Malraux prise par Gisèle Freud au Congrès international des écrivains pour la défense de la culture en 1935, des clichés de Pasolini, des textes situationnistes de Guy Debord ou dadaïstes de Philippe Soupault croisent la couverture de la revue « Mother Earth » fondée par une figure du mouvement anarchiste international aux USA, Emma Goldman, bientôt condamnée pour propos antimilitariste. La pétition participe aussi de la résistance.
Elle est ici illustrée par le plus bel exemple qui soit, à savoir l’argumentaire et les 14 000 signatures recueillies par Victor Hugo pour convaincre les parlementaires d’abroger la peine de mort. En vain…
Il est un temps pour le tract distribué sous le manteau. Et il est un temps pour les mots inscrits en lettres de feu ou de sang sur les murs. Le facies d’Hitler surgit d’un feuillet imprimé en 1942 par le fameux Réseau britannique Buckmaster, soutien de la Résistance française, qui – plié - semble ne révéler que le contour de 4 porcs. Sigmar Polke a brandi le spray pour balafrer un panneau recouvert de feuilles de journaux d’un « fûr eine rote Schweiz » (Pour une Suisse rouge) en 1976, tandis que Raymond Hains a saisi une affiche où l’on devine le sigle de l’OAS et où on lit « Fusillez les plastiqueurs ». Un calligramme de Federico Garcia Lorca est la preuve vivante que le mot « Mercia » (Merde) peut être d’une grâce infinie. Les Editions de Minuit se rappellent à notre souvenir avec le « bon tour » de son fondateur Jérôme Lindon pour déjouer la censure alors qu’il venait d’être condamné pour incitation à la désertion.
Des photos de la guerre civile en Grèce, des statues déboulonnées de Staline à Budapest, la lutte des noirs pour leurs droits civiques aux USALa vitrine des martyrs espagnols, qui rapproche statues sacrées mutilées et victimes catholiques des insurgés de 1936, en référence aux écrits de Paul Claudel, fait figure d’exception dans une exposition qui n’a pas retenu tous les types de soulèvements et notamment ceux des Ligues d’extrême droite contre le Front Populaire. Des photos de la guerre civile en Grèce, des statues déboulonnées de Staline à Budapest, les ruines de l’Hôtel de Ville de Paris incendié par les Communards, les immolations de bonzes au Vietnam, la lutte des noirs pour leurs droits civiques aux USA captée par Ken Hamblin proche des Black Panters, procèdent du choc des images. Autre ton, autre approche avec l’humour ravageur des illustrations parues dans la revue satirique « L’Assiette au beurre » , où les fils électriques entourant un camp de « reconcentration » au Transvaal en 1901 suscitent un commentaire sur leur grand atout touristique pour ceux qui veulent être au plus près du paysage. Ou encore le crayonné de Miro, d’une sobriété totale, pour figurer l’homme torturé après une tentative d’évasion.
Le caractère indestructible du désir, dans les salles où le parcours initiatique s’achève, se traduit par les clichés des célèbres marches des mères argentines rappelant au monde qu’elles restent sans nouvelles de leurs enfants disparus et par les documents filmés par Maria Kourkouta consacrés aux migrants qui arpentent aujourd’hui la frontière gréco-macédonienne.
Deux images resteront dans les esprits, aux côtés de celles qui rappellent la figure du grand altermondialiste Frantz Fanon : c’est celles, toutes simples, de Francisca Benitez qui a capté la cime de quelques arbres autour de la Gare de l’Est à Paris. Des baluchons y ont été « consignés » entre les branches. Acte désespéré ou au contraire porteur d’un possible retour. D’un probable voyage.
Sobrement l’exposition « Soulèvements » s’achève sur l’insoumission numérique. Celle qui se rebelle contre la surveillance d’Internet, qui encourage les lanceurs d’alertes, qui brandit le smartphone et mobilise contre l’injustice par hashtag interposé. Une invitation bienvenue à prolonger la visite en se connectant plus tard sur le site du jeu de Paume pour y retrouver un parcours complémentaire.
Informations : Au Jeu de Paume, Place de la Concorde à Paris 8ème, jusqu’au 15 janvier. « Soulèvements » circulera ensuite à Barcelone, Buenos Aires, Mexico et Québec.
>> A lire aussi : Quand les tracts racontent notre histoire politique