Facebook répondait ce jeudi 1er février d'accusations de censure devant la justice française pour avoir fermé le compte d'un internaute reproduisant une photo du tableau de Gustave Courbet "L'Origine du monde". De recours en recours, le géant numérique conteste depuis des années - et aujourd'hui encore - être redevable du droit français, estimant relever de la seule justice américaine. Il conteste également l'acte de censure.
Facebook confond-il œuvre d'art et pornographie ? Et l'Europe avec une réserve d'internautes soumise aux lois de la Silicon Valley, Californie ?
Sur la première question, le géant américain du net s'expliquait ce jeudi avec le Tribunal de grande instance de Paris. Il y répondait d'accusations de censure - qu'il conteste - pour avoir fermé le compte d'un particulier reproduisant une photo du tableau de Gustave Courbet «
L'Origine du monde ».
Mais sur le second point, sa seule comparution constitue un revers judiciaire et moral pour la super-puissance américaine numérique.
Cachez ce pubis ...
Point de départ du litige: l'action en justice d'un enseignant français qui reproche au réseau social d'avoir désactivé son compte personnel, «
sans préavis, ni justificatif », le 27 février 2011.
Une coupure intervenue après la publication sur son "mur" du célèbre tableau du XIXe siècle de Courbet représentant un corps féminin, sexe au premier plan. Une photo qui renvoyait à un lien permettant de visionner un reportage sur l'histoire de cette œuvre.
Il avait publié cette image quelques jours après la même mésaventure survenue à un artiste danois, Frode Steinicke. Facebook avait alors expliqué que ses règles interdisaient entre autres la nudité, mais avait fini par réactiver le compte du Danois, sans le tableau litigieux.
Le 4 octobre 2011, l'internaute français assignait Facebook en justice pour réclamer la réactivation de son compte, au nom de la liberté d'expression sur les réseaux sociaux.
Puissance numérique contre droit commun des Etats
PrécédentPour important qu'il soit, l'échec de Facebook à déclarer la justice française incompétente contre lui n'est pas sans précédent.
Ainsi, en 2000, Yahoo, alors l'un des principaux acteurs mondial du net, était poursuivi pour avoir permis la vente en ligne d'objets nazis.
Le tribunal avait rejeté l'argumentaire développé par les avocats de Yahoo.com, selon lequel c'est la loi américaine sur la liberté d'expression qui devait s'imposer.
Pendant cinq ans, le géant du net a bataillé, de recours en recours, pour tenter d'échapper à la justice française.
Principal argument : domiciliée en Californie, la société ne pouvait être jugée qu'aux Etats-Unis. Une clause exclusive de compétence, obligatoirement signée par tous les utilisateurs de Facebook, désigne en effet comme seul habilité à trancher les litiges le tribunal de … Santa Clara, État de Californie.
Elle est jugée abusive en mars 2015 par le Tribunal de grande instance de Paris. Recours du géant américain. En février 2016, la cour d'appel de Paris met fin à cette bataille procédurale : elle confirme la compétence de la justice française pour juger le réseau social.
L'avocat de l'internaute, Stéphane Cottineau, se félicite alors d'un arrêt qui promet de faire jurisprudence et d'
« o
bliger Facebook et toutes les autres sociétés du e-commerce étrangères qui disposent de ce type de clause à modifier leur contrat ». Il faudra tout de même deux années de plus pour que s'ouvre le procès.
Me Cottineau se réjouit : la justice peut «
enfin se pencher sur le fond du dossier ». Le tableau de Gustave Courbet, observe l'avocat, est «
une œuvre majeure » qui «
fait partie du patrimoine culturel français ».
Et si le règlement de Facebook interdit les publications «
contenant de la nudité », il souligne qu'avec ce tableau, «
il s'agit à l'évidence d'une représentation magnifiée, sublimée, par le talent de l'artiste ».
A l'audience du 1er février, Facebook maintient sa contestation de la compétence de la justice française, tout en affirmant que la suppression du lien est sans rapport avec l'affichage du tableau. «
Nous n'avons commis aucune faute, occasionné aucun préjudice », a affirmé à l'audience Me Caroline Lyannaz, l'une des avocats de Facebook, selon qui le plaignant «
n'a pas apporté la preuve d'un lien entre cette déconnexion et la publication de l'oeuvre de Gustave Courbet ».
La société américaine réclame un euro de dommage et intérêt pour procédure abusive.
Un nu qui dérange
Aujourd'hui confrontée à la version numérique mondialisée du puritanisme américain, l’œuvre de Courbet n'en est pas à ses premiers démêlés avec les ordres moraux.
Peint en 1866, par l'artiste déjà célèbre et contestataire - il deviendra cinq ans plus tard un acteur de la Commune de Paris -, «
L'Origine du monde » avait choqué la société bourgeoise de l'époque (
voir ici d'autres oeuvres).
La commande du tableau est attribuée à une figure originale de l'Egypte ottomane, Khalil Bey. Officier et diplomate éclairé de la Porte, ce dernier épousera la princesse Nazli Fazl, petite-fille de Méhémet-Ali et l'une des premières femmes à tenir un salon littéraire dans le monde arabe.
Avant cela, il occupe plusieurs postes importants auprès de l'Empire ottoman : commissaire pour l'exposition universelle de Paris en 1855, ambassadeur dans plusieurs pays d'Europe où collecte différentes œuvres d'art.
Retiré à Paris vers 1865, il y acquiert «
L'Origine du monde ». Croulant sous les dettes, il est cependant contraint de la vendre dès 1868 avec l'essentiel de sa collection.
L’œuvre, peu montrée en public, change plusieurs fois de mains et son dernier propriétaire privé fut le psychanalyste français Jacques Lacan... qui la dissimulait derrière une autre toile.
Part d'ombre
Le modèle semble en être Joanna Hiffernan, dite « Jo », compagne du peintre américain admirateur et disciple de Courbet James Whistler, qui la lui a présentée.
Une controverse prospère néanmoins sur ce point. La chevelure rousse de Joanna Hefferman ne correspondant pas à la teinte de la toison pubienne représentée par Courbet, certains critiques ont émis l'hypothèse d'une peinture d'après photographie, voire d'un autre modèle. Le mystère demeure mais la valeur de l’œuvre, elle, fait désormais consensus.
Avec "L'Origine du monde", Courbet s'autorise une audace et une franchise qui donnent au tableau son pouvoir de fascinationNotice du musée d'Orsay
«
Courbet n'a cessé de revisiter le nu féminin, parfois dans une veine franchement libertine, relève la note explicative qui accompagne le tableau sur le site du musée d'Orsay à Paris,
où il est aujourd'hui exposé.
Mais avec L'Origine du monde, il s'autorise une audace et une franchise qui donnent au tableau son pouvoir de fascination ».
Les algorithmes qui meuvent les administrateurs de la plus grande puissance numérique mondiale (avec Google) n'y ont pas été sensibles. Le ridicule, pourtant, l'a contraint à évoluer quelque peu.
Dans la charte de sa communauté, Facebook autorise aujourd'hui « les photos de peintures, sculptures et autres œuvres d'art illustrant des personnages nus », ce qui, selon l'avocat, n'était pas le cas en 2011.
« L'Origine du Monde est un tableau extrêmement significatif qui a parfaitement sa place sur Facebook », a déclaré à l'AFP Delphine Reyre, directrice des Affaires Publiques Europe de Facebook.
Le tribunal a mis sa décision en délibéré au 15 mars.