Festival d'Avignon : des créateurs au firmament de la résistance

A quelques jours de la clôture de la 70ème édition de son célébrissime festival, Avignon affiche un bilan d’ores et déjà positif. Des centaines de milliers de spectateurs, dont près de 15% viennent des quatre coins du monde, ont rejoint la Cité des Papes, ses artistes, ses auteurs, ceux du « In » et ceux du « Off ». 
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La cour d'Honneur du Palais des Papes.
© Christophe Raynaud de Lage / Festival d'Avignon
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Nice est à quelque 250 kilomètres, mais la gravité des temps n’a pas terni la fête du théâtre. Elle l’aura rendue plus fraternelle. Elle aura « balafré » les thématiques au cœur de plusieurs des principaux spectacles avignonnais, en amplifiant leur lien avec l’actualité, tragiquement faite de chair et de sang. Malgré le cauchemar qui a surgi sur la Côte d’Azur en cet été ensoleillé, le Festival d'Avignon conserve l’image d’un événement à la fois de très haute tenue créative et bon enfant. 

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Vedène, festival d'Avignon 2016.
© Christophe Raynaud de Lage / Festival d'Avignon
 
Marathoniens de l’exercice théâtral, professionnels à la recherche de spectacles à faire tourner, ou simples picoreurs d’un jour, il est à parier que les spectateurs du festival garderont, au fond des yeux des images grandioses, dans la mémoire des anecdotes amusantes, au coin de leur réflexion des textes jamais explorés ou réentendus avec bonheur, des rapprochements entre utopie et fiction dictés par l’urgence.

Certains n’hésiteront plus désormais à entrer dans un théâtre. C’est aussi cela la magie d’Avignon. Créer l’envie, faire tomber les barrières. Les initiés poursuivront leur quête de sens, leur besoin de résonance. Les événements de l’heure n’ont pas fini d’y souscrire. 

A l’ombre des itinérances du Off

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Kennedy, une pièce de Thierry Debroux, mise en scène de Ladislas Chollat, au Festival d'Avignon 2016.
©Pascal Legros Productions
A quelques dizaines de mètres de là, le Théâtre des Doms, ouvert en 2002 par Wallonie-Bruxelles, fait invariablement le plein, tant dans son chaleureux bistrot en plein air que dans sa salle climatisée. A l’affiche, au milieu de 14 rendez-vous « sans frontières », un petit bijou intitulé J’habitais une petite maison sans grâce et j’aimais le boudin, servi par des comédiens chaleureux emmenés par Philippe Jeusette.

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Cour du théâtre des Doms pendant le festival d'Avignon 2016.
©Jérôme van Belle

Un « In » magistral aux racines de la radicalisation

Tandis que le Off demeure un immense espace de créations et de reprises rassemblant dans un joyeux désordre le meilleur, mais aussi le pire, la programmation 2016 du Festival In est le reflet d’une volonté faite à la fois d’ouverture, de modernité, de cohérence, orchestrée par Olivier Py. L’édition qui s’achèvera le 24 juillet aura été éminemment politique au sens dialectique du terme. A commencer par la magistrale adaptation au théâtre du film de Luchino Visconti, Les Damnés, qui a ouvert le Festival dans ce lieu austère et impressionnant qu’est la Cour d’honneur du Palais des Papes. Elle sera reprise cet hiver à Paris sur le plateau de la Comédie française.
 
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Les Damnés, mise en scène d'Ivo van Hove, Festival d'Avignon 2016.
© Christophe Raynaud de Lage / Festival d'Avignon
Les comédiens du Français, que le directeur du Festival a décidé d’inviter après plus de 20 ans d’absence à Avignon, sont tous impressionnants de force, de sobriété, de justesse, dans cette « danse » macabre. On retiendra surtout, parmi la vingtaine d’intervenants, Denys Podalydès qui a dans le corps, la voix, la gestuelle, toute l’abjection qui sied (oserait-on dire) au S.A. Konstantin, le fils cadet du Baron.  Guillaume Gallienne qui est un Friedrich à l’insouciance glacée. Christophe Montenez, un Martin vénéneux, diabolique et troublant dans sa volonté de punir irrémédiablement sa mère insensible, rôle incarné par Elsa Lepoivre, éblouissante. Loïc Corbery , jeune héritier de l’empire familial, fantastique dans sa fragilité et son obstination à s’opposer au nazisme jusqu’à engendrer sa perte.
 
Le metteur en scène des Damnés, Ivo van Hove, actuel directeur du Toneelgroep Amsterdam, auquel on doit, parmi ses nombreuses interventions internationales au théâtre et à l’opéra, la mise en scène en 2015 de la comédie musicale Lazarus de David Bowie à Broadway, a opté ici, avec son scénographe Jan Versweyveld, pour une esthétique dépouillée et puissante. Un rectangle orange délimite l’aire de jeu sur ce plateau immense (40 mètres d’ouverture !), tel un puits de métal en fusion ou encore le périmètre de l’autodafé de livres ou du rassemblement de jeunes S.S. tels que pouvait les orchestrer la bureaucratie nazie.
 
La muraille de la Cour permet de projeter, au fil des scènes, des images d’archives, de suggérer symboliquement la Nuit des longs couteaux, de donner à voir les gros plans que des caméramen en mouvement captent en suivant les personnages à la trace, selon un rituel de prospection en direct, orchestré par le vidéaste américain Tal Yarden. Interviennent aussi, en pointillé, quelques furtives images du public, comme montré du doigt dans sa passivité…
 
Des cercueils de ces « noces de sang du capitalisme et du nazisme » sont alignés en bordure de scène et avalent, une à une, leurs victimes avec un réalisme qui glace d’effroi. Les loges de maquillage et les portants de costumes délimitent l’autre rive, intégrant ainsi les coulisses au temps théâtral.
 
Tout concourt dans ces Damnés à l’élargissement du sens, jusqu’ au travers de la musique de scène qui mêle aux chants hitlériens des variations sur des motifs wagnériens ou sur des chorals de Bach. Quant à Eric Ruf, directeur de la Comédie Française  il voit ici l’écho des tragédies grecques, des enfers peints par Bosch et Goya.
 
Le public d’Avignon qui a assisté au spectacle d’ouverture en est sorti tétanisé, comme interdit. Et que dire de celui qui l’a abordé après le massacre de la Promenade des Anglais à Nice. La tentation de la radicalisation est bien au cœur du propos. Mais aussi celle des possibles compromissions entre le grand capital et certaines formes d’autoritarisme, celle de la propagande politique dans sa capacité à inoculer des illusions au cœur même des humains fragiles. Et celle de l’origine de la violence radicale qui mêle intimement le mal-être  personnel à l’autojustification sociétale.
 
La dimension politique du théâtre est au cœur de nombreux autres spectacles de la programmation du In. Leur inventaire serait sans doute fastidieux. On citera, à titre d’exemple, la pièce Ceux qui errent ne se trompent pas, tirée de La Lucidité  du romancier portugais José Saramago (Prix Nobel de littérature 1988 ). La jeune metteuse en scène Maëlle Poésy et son dramaturge Kevin Keiss plongent au cœur d’une fiction où le vote blanc massif d’un peuple suscite auprès des gouvernants un sentiment d’urgence qui les pousse à déclarer l’ « état d’inquiétude ».

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2666, mise en scène de Julien Gosselin, Festival d'Avignon. 
© Christophe Raynaud de Lage / Festival d'Avignon

Quand le théâtre investit des lieux grandioses

Avignon, avec sa périphérie, demeure aussi le lieu par excellence d’expériences littéraires et esthétiques sans égal, grâce notamment à la force des lieux dénichés et mis à disposition par le Festival, puis explorés par les créateurs. A cet égard, la Carrière Boulbon, située à une quinzaine de kilomètres en pleine nature, constitue un « miracle » scénique. Découverte avec Peter Brook et son Mahabharata magique et jubilatoire, en 1985, elle avait disparu de la programmation. La voici rouverte et investie par la vibration et le bonheur du public à l’écoute du texte des Frères Karamazov, emprunté au dernier roman de Dostoïevski. La création est assurée par le Théâtre Gérard Philippe de Saint-Denis.

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Karamazov, mise en scène de Jean Bellorini, Festival d'Avignon 2016.
© Christophe Raynaud de Lage / Festival d'Avignon
 
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Parc des expositions d'Avignon.
© Christophe Raynaud de Lage / Festival d'Avignon
 
L’Iranien Koohestani, l’Israélien Amos Gitaï, le Syrien Omar Abusaada, la Suédoise Sofia Jupither, le Libanais Ali Chahrour, le liégeois Raoul Collectif sont quelques autres noms qui figurent au Panthéon international de cet Avignon 2016, avec des spectacles (théâtre, danse, musique) qui s’inscrivent dans cette même dominante politique.
 
Et le public du Jardin de la rue de Mons n’est pas prêt d’oublier les écrivains d’Afrique, du Proche et du Moyen Orient, et de l’Océan Indien, dont RFI a assuré la lecture en prélude à son Prix théâtre appelé à être remis lors du Festival des Francophonies en Limousin . Parmi les découvertes, celle du Camerounais Edouard Elvis Bvouma.

A la guerre comme à la Gameboy (Ed Lansman) aborde les thématiques des enfants soldats, de la haine raciale et tribale, au travers du récit d’un caporal encore tout imprégné de la disparition de sa mère emportée par une césarienne périlleuse, mais aussi des héros de son enfance, Lucky Luke ou Popeye, qui l’ont aidé à se construire un univers d’invincibilité. A l’ombre, ensuite, des gameboys dont on sait qu’elles sont capables d’effacer les ennemis d’un clic, mais aussi d’engendrer de véritables dérives face à la vraie violence, y compris face au butin de guerre que peut constituer toute femme.

La direction du Festival face au politique

On le sait peu, mais le Festival d’Avignon, c’est enfin un programme serré de débats. Les Ateliers de la pensée sont organisés en partenariat avec l’Université d’Avignon et des Pays du Vaucluse. Ils traitent du théâtre comme « assemblée de citoyens » ; ils mettent en place des Etats généreux. Albert Camus y est cité, en cette édition 2016, pour rappeler qu’il y a lieu de ne pas confondre tragédie et désespoir. Ici aussi, et c’est plus que légitime, on sent la griffe – acérée – du directeur d’Avignon.
 
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Olivier Py en 2014.
CC Emile Zeizig
Le directeur du Festival est de ces créateurs dont la parole engagée et structurée enchante dès lors qu’il parle du théâtre, de la beauté, de l’émotion, de « l’amour des possibles », pour reprendre le titre de son éditorial. Interviewé dans le magazine Les Inrockuptibles, il qualifie notre « aujourd’hui » de violent et passionnant à la fois, une « période où les forces intellectuelles et peut-être les forces politiques prennent un temps pour se poser à nouveau la question de l’essentialité de leur combat ». Ailleurs, il affiche un grand scepticisme face à ce qu’il qualifie de « démission culturelle du politique » et se dit convaincu que la société va lui « revenir dans la gueule ».
 
On ne peut qu’espérer que ce créateur de grand talent, à la tête d’un festival internationalement reconnu, et significativement soutenu par les pouvoirs publics, ait la parfaite mesure du risque qui consiste à évoquer la « démission » ou les « manigances » du politique .
 
Il est des vents contraires plus insidieux. Il est des alliances qui méritent d’être recherchées à tout prix, faites de vigilance réciproque et non de résistance à tout crin. Il est des laboratoires d’idées favorisés par les pouvoirs publics qui méritent de ré-enchanter l’action et l’organisation du monde, loin de toute forme d’arrogance.
Retour d’Avignon. Sur les panneaux lumineux de l’autoroute, qui affichent généralement des messages de vigilance (ne pas s’endormir au volant et éviter de jeter son mégot dans la nature…) trois mots s’inscrivent dorénavant au fil des kilomètres : liberté, égalité, fraternité.

Une initiative citoyenne qui console dans la nuit noire.
 
(1) On soulignera au passage que les femmes sont particulièrement nombreuses à la mise en scène de cette édition 2016.
 

Un nouveau chant partisan ?

Comment occuper une minute de silence dédiée aux victimes du massacre de Nice, au lendemain du 14 juillet ? La question peut paraître insolente tant elle est intime, intérieure. En marge d’une « Rencontre d’Avignon pour la culture » organisée par le Parti Socialiste, une petite délégation de la CGT du Vaucluse, bien décidée à chahuter les participants, parlementaires et sympathisants, de bout en bout, a décidé de chanter « l’Internationale » à ce moment précis. A chacun d’apprécier cette forme d’intrusion…