Festival de Cannes : pourquoi la présence des jeunes cinéastes africains est cruciale au sein des festivals internationaux

La croisette snobe-t-elle le cinéma africain ? Aucun film n’a été retenu dans la sélection officielle cette année. La présence de cinéastes africains dans les festivals internationaux est pourtant essentielle à la survie du septième art sur le continent. Analyse

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Festival de Cannes

La Palme d'Or est exposée lors du 77e festival international du film, à Cannes, dans le sud de la France, mardi 14 mai 2024.

Photo by Vianney Le Caer/Invision/AP
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Il y a à peine un an, Thierry Frémaux, le directeur général du Festival de Cannes, ne cachait pas son enthousiasme. Une « nouvelle génération » de cinéastes africains, «composée pour beaucoup de réalisatrices », bousculait le paysage cinématographique. La croisette en accueillait un nombre record, tant dans la sélection officielle que dans les autres compétitions. Douze films étaient en lice, dont deux pour la Palme d’or. Cette année, la sélection de la 78e édition cannoise a, semble-t-il, oublié le cinéma africain. 

Anna Bruzzonne, chercheuse à l’Institut des Mondes Africains (IMAF), estime que la représentation massive du cinéma africain, l’année dernière, était due à l’émergence d’une « nouvelle génération de cinéastes africains qui cherche à se donner les moyens de s’exprimer ». La chercheuse explique que de nombreux films témoignent de la « vivacité » des nouveaux réalisateurs et réalisatrices. Tous ont le « désir de donner voix à de nouveaux récits et d’expérimenter de nouvelles choses ». 

Les financements restent centrés sur l’Europe occidentale.

Anna Bruzzonne, chercheuse à l’Institut des Mondes Africains 

Cette année, les cinéastes sont moins présents à Cannes. Si plusieurs films sont sélectionnés, leur nombre a drastiquement diminué par rapport à l’année dernière et, surtout, aucun ne concourt pour la Palme d’or. 

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Deux long-métrages se distinguent dans la catégorie "Un Certain regard", sélection dédiée aux nouvelles générations du septième art : On Becoming a Guinea Fowl de la réalisatrice zambienne Rungano Nyoni et The Village next to Paradise, signé par le Somalien Mo Harawe. Au sein de la catégorie "Cannes Première", consacrée au cinéma expérimental, le réalisateur marocain Nabil Ayouch présente Everybody Loves Touda. L’Egypte est également présente avec le film Sharq 12, de la réalisatrice Hala el Koussy, dans la "Quinzaine des cinéastes" et avec Les filles du Nil, de Nada Riyadh et Ayman el Amir, dans la "Semaine de la critique".

Cinéma

"On Becoming a Guinea Fowl", de Rungano Nyoni

DR

Les conditions de production freinent les jeunes cinéastes africains. Les « financements restent centrés sur l’Europe occidentale », indique Anna Bruzzone. Ces aléas impactent leur représentation dans les festivals.

Plusieurs de ces réalisateurs ont suivi des études de cinéma à l’étranger. D’autres sont « des autodidactes. Ils arrivent dans le septième art après avoir exercé des métiers de photographes ou dans les arts visuels ». « Il suffit de regarder le parcours des cinéastes africains qui arrivent à Cannes. La plupart sont nés en Afrique puis sont partis se former et vivre à l’étranger », confie la chercheuse spécialisée en cinéma africain.

Si les cinéastes n’ont pas accès aux formations, « la qualité des contenus cinématographiques » ne peut-être optimale, indique-t-elle. 

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La réalisatrice malienne Fatou Cissé, dont le film documentaire Hommage d‘une fille à son père avait été sélectionné à Cannes Classics en 2022, assure avoir eu du mal à financer ce premier long-métrage. « Il faut se débrouiller, comme d’habitude », déplore-t-elle. La cinéaste explique que le développement des séries télévisées se fait au détriment de la production cinématographique. « Au Mali, certains disent que les longs-métrages sont une perte de temps. C’est beaucoup de financements et, en retour, il n’y a pas grand-chose à récolter. » « Il y a pourtant une nouvelle génération de cinéastes africains qui sort de sa coquille », ajoute-elle.

Un problème de distribution

Les enjeux de production et de formation sont « les mêmes qu’à l’origine du projet du cinéma africain au début des années 1960 ». Fatou Cissé raconte que son père, le réalisateur Souleymane Cissé, s’est battu pendant plus de cinquante ans pour que le Mali investisse et finance le cinéma. Elle estime que la situation a très peu évolué. « C’est inquiétant et ça fait un peu mal. Il n’y a pas eu de changements, ni suffisamment d'ambition pour la culture », confie la cinéaste.

Cinéma

"Hommage d’une fille à son père", réalisé par Fatou Cissé

DR

La situation est un peu différente en Afrique du nord, en particulier au Maroc et en Tunisie. Ces dernières années, une politique de production et de diffusion de films s'est développée. La chercheuse explique que « le Maroc a l’ambition de devenir l’émetteur d’une production cinématographique sur le continent ».  Début 2024, le royaume a signé un accord de coopération et d'échanges culturels avec le Sénégal.

La visibilité, un enjeu essentiel pour la nouvelle génération

Fatou Cissé estime que la présence des jeunes cinéastes africains dans les grands festivals est primordiale pour leur évolution. « Cela permet de mettre en valeur nos cultures, notre richesse locale et les problématiques que nous traversons », explique-t-elle.

« Le festival de Cannes donne une visibilité. C'est la reconnaissance d’une certaine exigence », estime Anna Bruzzone. Un cinéaste primé dans un festival trouvera plus facilement des financements pour son prochain film. Les oeuvres récompensées seront également mieux distribuées. 

 La première tâche des cinéastes africains est d’affirmer que les gens d’ici sont des êtres humains. 

Fatou Cissé, réalisatrice.

« Il n’y a presque plus de salles de cinéma en Afrique subsaharienne. L’enjeu de la distribution est crucial pour la diffusion des films en-dehors du continent, estime la chercheuse. Les festivals, comme celui de Cannes, tiennent un rôle essentiel. » Être sélectionné à Cannes est un véritable enjeu « pour n’importe quel cinéaste, encore plus pour les réalisateurs africains ».

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Anna Bruzzone insiste sur l’importance de la représentation des films africains dans le paysage du cinéma mondial. « Cela permet de les sortir du ghetto dans lesquels ils sont souvent confinés », explique la chercheuse. Le septième art africain a toujours été considéré comme un cinéma en marge alors qu’il « devrait être l'égal de n’importe quelle autre cinématographie dans le monde ».

Le père de la réalisatrice Fatou Cissé, Souleymane Cissé, lauréat du Prix du Jury en 1987 pour Yeelen, avait alors déclaré : « La première tâche des cinéastes africains est d’affirmer que les gens d’ici sont des êtres humains. La génération qui nous suivra s’ouvrira sur d’autres aspects du cinéma. »