La Fête de la musique, contrairement à une idée reçue, n'est pas une invention socialiste française. Si la première édition remonte à juin 1982, un an après l'arrivée au pouvoir de François Mitterrand, le créateur de cet évènement est Américain. Joël Cohen travaillait à France-Musique en 1976. C'est lui, le premier, qui a eu l'idée de solliciter les musiciens amateurs et de retransmettre leurs prestations à la radio, une nuit durant. Quel regard porte-t-il aujourd'hui sur cette fête qui connait désormais une résonance mondiale ?
Entretien.
" Faites de la musique ! "
Ce dimanche 20 juin 1982, au journal télévisé, la deuxième chaîne retransmet une déclaration de Jack Lang. Nommé depuis un an ministre de la Culture, il explique le pourquoi de cette "Fête de la musique" qui aura lieu le lendemain. Comme à son habitude, le ton du ministre est vibrant : " Il faut poursuivre la démocratisation de la musique (..) Un pays morose, déprimé, n'est pas un pays qui gagne les batailles économiques. Et si nous sommes en mesure de trouver en nous-même la force de rire, nous aurons aussi, en nous-même, la force de lutter contre l'inflation et le chômage. Ce n'est pas en pleurant et en gémissant qu'on gagne les batailles économiques !"
Cette envolée quasi lyrique ne doit rien au hasard. L'euphorie qui a suivit l'arrivée au pouvoir de la gauche un an plus tôt est déjà un souvenir. Le cours du dollar s'envole et pèse sur les importations énergétiques. La facture pétrolière est multipliée par 10 entre 1973 et 1982. L'année suivante, en 1983, ce sera "le tournant de la rigueur", ce changement radical de la politique économique jamais digéré par l'électorat de gauche. Le ministre se doit de faire preuve d'enthousiasme. Cela tombe bien : Jack Lang en a à revendre.
Au cours de l'entretien télévisé, il semble aller de soi que le ministre est bien l'inventeur de cette fête pas comme les autres. En bon politique, il a senti le très fort potentiel d'un tel concept. Il sait qu'au moins cinq millions de personnes en France jouent d’un instrument de musique. Il y a, là, c'est évident, un formidable mouvement populaire à capter. De plus, faire jouer des musiciens amateurs ne coûte rien. Ce sera d'ailleurs l'une des clés du succès de l'opération : la gratuité. Chaque prestation se fera sans bourse déliée pour les musiciens et spectateurs. Cerise sur le gâteau, le relais des médias est acquis. Une limite cependant : les instrumentistes pourront s'exprimer dans la rue mais entre 20h30... et 21h avec une exception : l’Orchestre de l’Opéra de Paris, qui donnera la Symphonie Fantastique de Berlioz sur le parvis du Palais Garnier.
Jack Lang va rafler la mise. Désormais, et à jamais, il est l'inventeur de la Fête de la musique. Sait-il lui-même que le premier à avoir eu cette idée simple et généreuse se nomme Joël Cohen et qu'il est un luthiste et spécialiste des musiques anciennes, mondialement réputé ? ? Sans doute pas. La machine est lancée. Aujourd'hui, la Fête de la musique existe dans 110 pays sur les cinq continents.
Rencontre avec le "vrai papa" de cet évènement musical, qui confie n'avoir "aucune amertume" après la récupération de son idée, six ans plus tard, par les politiques français.
Comment vous est venue cette idée de créer une "fête de la musique" en 1976 ?
Je travaillais à France Musique, comme assistant du Directeur de la station, Louis Dandrel, et il y avait une grande réforme de la musique à l'antenne à ce moment-là : il y avait du jazz, de la chanson, de la musique baroque. Ce qui déclenchait un tollé. Une certaine presse affirmait même que "la culture était ruinée ! ".
Louis Dandrel nous a réunis et nous a dit : " Trouvons des idées positives qui créeront de la sympathie pour France-Musique !" Grâce à Alain Durel et à Inge Thais, deux amis, j'avais vécu quelques expériences de "musiques dans la rue", à Toulouse et de "musiques dans la ville" à Aix-en-Provence, j'ai dit : "Faisons quelque chose le 21 juin, le jour le plus long et le 21 décembre, le jour le plus court. Ce sera les "saturnales". On ouvre l'antenne. On diffuse toute la nuit !". Du jamais vu à l'époque. L'antenne fermait à minuit, comme les bus !
J'ai ajouté :" Et on fait une captation des gens qui jouent dans la rue avec leurs instruments de musique et nous diffuserons le tout." Ce qui a provoqué des articles dans la presse. On pouvait lire : "France Musique fait des bonnes choses !" (rires). Vraiment, tout le monde était ravi. Reste qu'après cette première, ce fut, si je puis dire, le silence radio.
Et ensuite ?
Les socialistes arrivent au pouvoir en 1981. Maurice Fleuret, qui était parmi nous au moment de la première en 1976, était devenu Directeur de la musique au ministère de la Culture. Il a ressorti le projet des cartons et cela a eu le succès que l'on connaît. Ils ont sucré la partie hivernale et ont gardé l'été car c'était beaucoup plus facile à organiser...
La Fête de la musique, telle que nous la connaissons aujourd'hui, a donc lieu le 21 juin 1982 et Jack Lang, ministre de la Culture, qui est interviewé pour l'occasion, ne vous cite pas...
Non, je n'ai JAMAIS été cité mais je veux éviter toute amertume. Les hommes politiques sont une espèce à part. Disons qu'ils sont comme vous et moi... mais en pire ! (rires) Et puis la France m'a donné beaucoup d'opportunités sur le plan professionnel : je me suis produit ici, j'ai eu le Grand prix du disque français et j'ai été décoré deux fois par la République française. Je ne peux pas dire qu'on m'ait laissé dans le caniveau. Ceci dit, oui, je regrette de ne pas avoir été remercié.
Aujourd'hui, la Fête de la musique, est désormais un mouvement mondial, populaire, quel regard portez-vous sur ce qui est devenu, finalement, un phénomène ?
Les premières années ce sont très bien passées avec des chorales dans la rue, les joueurs de folk, de jazz mais peu à peu, la musique amplifiée à pris l'ascendant. Samedi 21 juin, je m'en vais ! J'ai un pied à terre à Montmartre et je sais que cela va être un mur du son ! Il y a une concurrence entre ceux qui jouent les plus gros solos. Je pense que la musique a, à peu près, disparue et je regrette cela.
Vous êtes sévère...
Je suis sévère mais pour le citoyen lambda qui entend des guitares électriques, s'il veut autre chose, qui existe, il lui faut aller le chercher ! Le 21 juin, les gens font la fête, c'est un moment de détente très païen (Allusion aux fêtes ancestrales du 21 juin avec les feux de la Saint Jean, qui signifiaient le début de l'été ndlr.) : les jeune gens cherchent des rencontres romantiques, érotiques... On n'a pas voulu encadrer la musique électrifiée et maintenant, tout cela est devenue une affaire de décibels.
Vous être luthiste. Cette Fête de la musique, vous la souhaitiez surtout "classique" ?
Non. Je cherchais à laisser de la place à tout le monde avec, pourquoi pas, des guitares électriques. Mais il aurait fallu bien encadrer cela. La fête populaire, maintenant, est une fête de guitares électriques. Une fois encore, tout cela est très ancien. Les gens font la fête parce que c'est le jour le plus long. C'est le moment où les gens vont dans les champs. Ils s'accouplent et en mars, il y a des bébés !(rires) Je ne veux pas être négatif. C'est l'histoire de la race humaine !
Biographie de Joël Cohen
Autorité dans le monde de la musique médiévale et Renaissance, Joël Cohen est reconnu pour son travail de musicien, de chef et d’écrivain essayiste. Il étudie la composition à l’université d'Harvard. Lauréat de la Bourse Danforth, il passe deux ans à étudier à Paris avec Nadia Boulanger.
Comme enseignant et comme lecteur, il intervient dans les universités d'Harvard, Yale, Brandeis et Amherst. Par ailleurs, Joël Cohen anime des séminaires et des ateliers de travail à la Schola Cantarum de Bâle, à l’Opéra Royal de Bruxelles, en Espagne, à Singapour, et au Japon.
Admis comme membre du Phi Beta Kappa, il reçut le Prix Erwin Bodky pour la musique ancienne, la Médaille de la Signet Society de Harvard, le Prix Georges Longy, et le Prix Howard Mayer Brown en hommage à l’ensemble d’une vie vouée à la musique ancienne. Il est également Officier des Arts et des lettres de la République française.
Comme luthiste, Joël Cohen se produit avec de nombreux ensembles européens. Il a accompagné fréquemment le ténor Hugues Cuénod et, plus récemment, a donné de nombreux récitals en duo avec la soprano Anne Azéma, en Europe, en Afrique et en Asie. Comme chef d’orchestre, il a dirigé pendant deux saisons l’Opéra Royal de Bruxelles.
En 1989, il répond à l’invitation du Festival d’Aix en Provence. En 1992, 1994 et 1995, il est au Festival de Tanglewood. Artiste en résidence aux Pays–Bas, il est le premier musicien Américain à recevoir un tel honneur.
Source : Camerata Mediterranea (Institut Interculturel Musical)