Fil d'Ariane
Marie-Hélène Dawano, de son prénom kanak Yéyoni, ne parle pas tayo sur commande. Comme pour la grande majorité du millier de locuteurs de ce créole calédonien, la pudeur l'emporte en face d'un interlocuteur étranger à sa tribu. « Ce n'est pas naturel de parler le tayo à quelqu'un qui parle français. »
Elle se félicite pourtant de l'intérêt croissant des médias pour Saint-Louis, en dehors des faits divers violents qui lui ont bâti une mauvaise réputation. « J'ai aimé le documentaire de Ben Salama et Thomas Marie [diffusé sur la chaîne publique locale en mars 2018], parce que c'est la première fois depuis longtemps que des Blancs – excusez-moi du terme – s'aventurent dans la tribu... et que ça se passe bien. Je leur tire mon chapeau ! »
Sa tribu est la plus proche du chef-lieu Nouméa mais aussi l'une de celles réputées les plus violentes : Saint-Louis. Théâtre de violences à répétition, bastion farouche de l'indépendantisme dans un sud largement loyaliste, Saint-Louis a aussi la particularité d'être une tribu artificielle, créée de toute pièce par les pères maristes en 1855, soit deux ans après la prise de possession de l'archipel par la France.
Autour de la mission de La Conception, la communauté religieuse a rassemblé à partir de cette date, des Kanak venus de différentes aires linguistiques de la Grande Terre.
Les ruines d'une usine à sucre et les vestiges des champs de canne à l'entrée du village, témoignent aussi du passage d'une importante main-d'oeuvre étrangère. Bagnards, propriétaires réunionnais ou « gros blancs », engagés, travailleurs en provenance de l'Océan indien, des Nouvelles-Hébrides (actuel Vanuatu), d'Indonésie et du Japon ont atterri à Saint-Louis et contribué à métisser la population et la langue.
Le Larousse définit le terme créole comme un « parler né à l'occasion de la traite des esclaves noirs et devenu la langue maternelle des descendants de ces esclaves ». Or la Nouvelle-Calédonie n'a pas vécu l'esclavage au sens propre, même si elle a connu l'enfer du bagne, la négation de la culture kanak et le parquage, dans les réserves, des indigènes soumis au régime de l'indigénat de 1887 à 1946.
« Sans le vouloir, les Pères maristes ont ainsi créé une société de type ' créole ', dans ce nouveau village 'artificiel' », écrit la linguiste Sabine Ehrhart dans sa thèse publiée en 1992. Saint-Louis aurait donc reproduit une petite société de plantation, avec ses champs de canne et sa main-d'oeuvre issue des colonies.
D'autres scientifiques soutiennent au contraire la thèse d'un créole de deuxième génération, né du créole réunionnais « importé » à Saint-Louis en même temps que l'industrie sucrière de cette colonie plus vieille de deux siècles.
S'ils ne parviennent pas à s'accorder sur les influences précises des diverses communautés sur le tayo, les chercheurs le désignent sans équivoque comme un créole, un héritage direct de cette société violente et par bien des aspects semblable à celles des vieilles colonies des Antilles et de La Réunion.
Comme en Martinique, en Guadeloupe, aux Seychelles et dans bien d'autres anciennes colonies françaises, il s'agit aussi d'un marqueur identitaire fort. « Quand Sabine Ehrhart est venue nous voir, c'est là que j'ai compris que la langue, c'était notre truc, qu'avec ça, on pouvait dire des choses, raconter des histoires ! », s'anime Marie-Hélène Yéyoni Dawano à l'évocation de celle qui a mené sa recherche durant plusieurs années au sein de la tribu. Depuis, la Saint-Louisienne de 36 ans s'attache à faire vivre la langue dans son foyer et craint que le tayo n'évolue de manière trop radicale.
Comme la vieille génération, j'ai peur que notre langue devienne un français mal parlé car les jeunes ne parlent plus le tayo comme avant.
Marie-Hélène Yéyoni Dawano, Saint-Louisienne.
Jeune, Théodore Wamytan l'est. En dernière année de master « Langues et cultures océaniennes » à l'Université de Nouvelle-Calédonie, il a choisi le tayo comme objet de recherche ce qui fait de lui le premier chercheur originaire de la tribu à se pencher sur sa langue maternelle, qui est aussi celles de toutes les générations de Saint-Louisiens depuis 1910.
Son but : changer le regard porté sur le tayo, « que certains appellent parfois 'français bouche-trou' ». Collaborateur régulier de l'étude des langues du sud à l'Académie des Langues Kanak (ALK), le chercheur en herbe s'attache à retrouver les influences des langues mélanésiennes. Il s'appuie sur sa maîtrise du nââ drubéa, la langue ancestrale liée à l'aire géographique qui englobe Saint-Louis.
Pour Théodore Wamytan, « le plus difficile dans l'étude du tayo, c'est d'approcher les vieux parce que parler la langue leur fait remonter beaucoup de choses du passé. Ils parlent un tayo différent : alors que les intonations du créole actuel sont plus proches du français, eux ont gardé la mélodie des langues kanak. Les langues du nord montent, tandis qu'au sud, elles descendent. Le tayo descend, c'est donc qu'elle a conservé le moule phonologique du nââ drubéa. »
Théodore Wamytan considère le tayo comme une langue kanak à part entière, « juste un peu plus jeune » que les 28 autres langues autochtones. L'ALK au contraire le classe en tant que « créole à base de français », à la marge des langues ancestrales. L'institution a été créée en 2007 dans le but de rendre une place aux langues vernaculaires dans la culture calédonienne.
La distinction langue / créole est d'importance pour Marie-Gabriella Mapou, chargée d'étude pour l'aire Drubéa-Kapumè à l'Académie. « Nous sommes à un tournant de l'histoire du pays, et les langues kanak d'origine sont l'une des premières revendications du peuple kanak. Je pense que c'est pour ça que le tayo a été mis de côté. »
Dernière étape de ce rééquilibrage culturel promis par l'Accord de Nouméa, la création d'un Capès en langue du pays nécessite aujourd'hui d'accélérer la fixation des normes d'écriture. Même s'il est à la marge de cette revendication politico-culturelle, « bientôt, le tour du tayo viendra », avance-t-elle avec d'autant plus d'assurance qu'elle prédit un avenir dynamique à ce créole.
La difficulté à fixer une norme au tayo s'annonce toutefois importante, tant la langue est en perpétuelle mutation. « Ça évolue vite, confirme Théodore Wamytan. Je ne parle pas le même tayo que ma mère, ni même que les gens qui ont 20 ans de plus que moi ».
Surtout, la langue serait parlée par un nombre croissant de personnes en Nouvelle-Calédonie, avec presque autant de locuteurs que de façons de le parler. « Avec l'interdiction de s'exprimer en langue à l'école et dans l'espace public [de 1863 à 1970, ndlr], les langues kanak ont perdu du terrain dans les foyers. De ce fait, le tayo gagne des locuteurs car il est plus facile d'aller vers ce créole que de retourner à la langue, même s'il coexiste un mouvement de retour vers les langues kanak. Ça s'intègre donc vraiment dans le pays », analyse Marie-Gabrielle Mapou. Un constat partagé par le jeune chercheur qui voit l'aire d'influence du tayo s'étendre à tout le sud de la Calédonie.
Le français devrait rester la langue officielle […] et le tayo rester à Saint-Louis. Ce n'est pas une langue politique.
Théodore Wamytan
Théodore Wamytan observe parallèlement, cette fois à l'échelle de l'archipel, l'émergence d'un « parler calédonien » émaillé de vieux français du temps des bagnards, d'expressions caractéristiques, de vocables syncopés et aussi d'emprunts aux langues vernaculaires. « Par exemple, on dit de plus en plus 'fitch', qui veut dire fatigué, et qui vient du lifou [une langue des îles Loyauté, ndlr] signifiant 'mou'. »
La possibilité d'une convergence de ce parler calédonien avec un tayo qui se francise pourrait-elle être envisagée, voire mise au même plan que le français en tant que langue véhiculaire ? Pour Théodore Wamytan, il ne faut pas tout mélanger : « le français devrait rester la langue officielle […] et le tayo rester à Saint-Louis. Ce n'est pas une langue politique ». D'ailleurs à Saint-Louis, la langue est très métissée à l'image de la population, il n'y a pas de « culture créole » en vigueur : seule la coutume kanak fait autorité.