Génocide des Tutsis au Rwanda : comment tout dire sans le raconter

Après la publication de deux recueils de nouvelles, EJO et Lézardes, aux éditions La Cheminante, l’écrivaine franco-rwandaise Beata Umubyeyi Mairesse revient avec Après le progrès, un recueil de poésie. Au coeur de l'oeuvre de cette écrivaine, la même question revient sans cesse : comment faire de la littérature avec l'indicible ? L’occasion pour nous de revenir sur le parcours de cette rescapée du génocide des Tutsis au Rwanda en 1994. 
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Beata
L'écrivaine franco-rwandaise Beata Umubyeyi Mairesse. 
© Paul Gouezigoux
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Le rendez-vous a été pris de longue date. Beata Umubyeyi Mairesse est venue de Bordeaux, dans l’ouest de la France, où elle vit avec son mari et ses deux enfants. Elle est à Paris dans le cadre des commémorations du 25ème anniversaire du génocide des Tutsis au Rwanda en 1994. Attablés dans une petite brasserie du XVIIème arrondissement de la capitale, nos retrouvailles sont sobres et conviviales.

A tout juste quarante ans, cette métisse franco-rwandaise est désormais une écrivaine accomplie. Après deux livres de nouvelles, parus aux éditions La Cheminante, elle vient de publier, dans la même maison, Après le progrès, un recueil de poésie dont son éditrice dit qu’il est une tentative de faire mémoire.

Parler du génocide, avant et après cette tragédie

Cependant, nulle trace ici d’un témoignage factuel. « J’ai un grand respect pour les personnes qui font des témoignages, glisse-t-elle d’une voix calme, assurée. Pour nous qui sommes constamment confrontés au négationnisme, cette vérité-là est essentielle. Et les travaux des historiens sont importants, lorsqu’ils sont faits avec rigueur et honnêteté. Ils sont même indispensables. Mais il y a de la place pour autre chose. Et pour moi, cette autre chose c’est la littérature. La littérature, elle, te dira : "je suis toi, ce qui m’est arrivé peut aussi t’arriver à toi." »  

Après le progrès

Cette quête d’universalité est au fondement de la démarche littéraire de Beata Umubyeyi Mairesse. D’ailleurs, comme lors de notre première rencontre, il y a trois ans, elle m’affirme, d’emblée, qu’elle ne parlera pas, dans le détail, de ce qu’elle a vécu durant le génocide. A l’époque, elle venait de publier EJO, ce qui, en kinyarwanda, signifie à la fois hier et demain. Ce titre, EJO, résume à lui seul l’ambition de l’auteure : faire percevoir ce que fut le génocide, en parlant du Rwanda avant et après cette tragédie.

La littérature comme refuge

Née d’une mère rwandaise et d’un père polonais, Beata Umubyeyi Mairesse grandit à Butare, au sud du Rwanda. En plus du centre culturel français, cette petite cité de province, perçue comme la ville intellectuelle par excellence, compte alors deux bibliothèques et une librairie.

Fille unique, férue de lecture dès son plus jeune âge, la petite Beata se voit très souvent offrir un livre par sa mère, surtout lorsqu’elle a bien travaillé à l’école. Issue d’une famille de la classe moyenne, elle fréquente malgré tout l’école belge, l’école des Blancs comme l’on dit alors, celle des riches.

On a quitté le Rwanda grâce à l’association suisse Terre des hommes

Beata Umubyeyi Mairesse

Ce choix, elle le doit aux deux familles françaises qui la parrainent à l’époque. Une chance certes, mais aussi des différences de classe au quotidien. Très vite, la jeune fille se rend en effet compte qu’elle n’a pas du tout le même niveau social que la plupart de ses camarades ; pas de grande maison avec jardin, d’employés de maison, de télévision, de week-ends au bord du lac ou encore de vacances en Europe.

Un peu timide et réservée, elle en vient même parfois à se poser la question de sa légitimité à être là, avec ces gens-là. Elle met donc un point d’honneur à bien travailler à l’école, comme pour justifier sa présence. Et la littérature devient pour elle un refuge.

L’exil après le génocide des Tutsis

Lorsque survient l’inimaginable, Beata Umubyeyi Mairesse a tout juste 15 ans. Elle échappe à la mort grâce à un mensonge. A ses bourreaux, elle dit ne pas parler le kinyarwanda, sa langue maternelle. Un mensonge impensé, impromptu, qui, ce jour-là, va sauver trois vies, dont la sienne.

En passant par le Burundi voisin, Beata et sa mère arrivent en France le 5 juillet 1994, au lendemain de la prise de Kigali par le FPR, le Front Patriotique Rwandais, alors dirigé par Paul Kagamé. « On a quitté le Rwanda grâce à l’association suisse Terre des hommes, se souvient-elle. Une grande organisation d’aide à l’enfance, qui a réussi à négocier avec le préfet local. Sentant le vent tourner, ce dernier se disait sans doute : il faut que je sauve des gens, afin que je puisse m’en prévaloir plus tard.

Grâce aux familles françaises qui la parrainaient déjà à Butare, Beata est inscrite en classe de seconde au lycée Sainte-Marie de Beaucamps-Ligny, près de Lille, dans le nord de la France. Soucieuse de retrouver des survivants au sein de la famille, sa mère est repartie au Rwanda, après s’être assurée que tout était en ordre.

Interne la semaine, Beata passe les week-ends dans sa famille d’accueil, plutôt bourgeoise. Dans cet établissement privé, qui dispose alors d’un programme d’accueil gratuit, réservé aux enfants venant de pays en guerre, elle côtoie la plupart des filles et fils des grandes familles de la région. 

J’ai eu la chance de rester en vie, comment je peux à présent être utile à mon pays ?

Beata Umubyeyi Mairesse

Une situation qui lui rappelle celle qu’elle avait vécue à Butare, à une nuance près, mais de taille : elle est la petite Rwandaise qui a survécu au génocide. A l’exception d’une petite partie du personnel de la cantine scolaire, ses camarades et l’administration du lycée lui témoignent une grande empathie et beaucoup de bienveillance.

A l’internat, elle se fond très vite dans un groupe de cinq filles, dont les quatre autres étaient issues de familles plutôt aisées, mais avec des parents absents. Devenue comme une petite famille – qui a gardé de solides liens d’amitié et de sororité aujourd’hui encore – ce petit groupe se soutient et se protège au quotidien.

« Rwanda : écrire par devoir de mémoire »

Trois ans plus tard, baccalauréat en poche, la jeune Beata rentre en hypokhâgne au lycée Faidherbe, à Lille. Elle s’installe alors dans une résidence universitaire, et passe de temps en temps dans sa famille d’accueil. Persuadée qu’elle doit rentrer au Rwanda à la fin de ses études, pour aider à la reconstruction du pays, elle choisit de poursuivre ses études à Sciences Po Lille. « J’ai eu la chance de rester en vie, comment je peux à présent être utile à mon pays ?», s’interroge-t-elle alors.

En attendant, grâce à l’une de ses enseignantes à Science Po, sa passion pour la littérature la conduit vers le festival lillois Fest’Africa et la journaliste ivoirienne Maïmouna Coulibaly, sa co-fondatrice, avec son confrère tchadien Nocky Djedanoum.

En plus du festival, un café littéraire est organisé une fois par mois, autour des littératures afro-caribéennes. Beata découvre avec ravissement des auteur.e.s qui lui étaient inconnu.e.s jusque-là comme l’Américaine Toni Morisson, ou encore les Martiniquais Patrick Chamoiseau et Raphaël Confiant.

Peu de temps auparavant, en 1998, les responsables de Fest’Africa avaient mis sur pied le projet littéraire Rwanda : écrire par devoir de mémoire. Beata s’implique dans cette aventure, en aidant notamment à accueillir les écrivains qui venaient à Lille, pour présenter les contours de ce qu’ils souhaitaient faire dans le cadre de cette initiative. Cette dernière réunissait une dizaine d’auteur.e.s originaires d’Afrique, pour une résidence d’écriture au Rwanda, en vue de la production d’œuvres littéraires sur le génocide.

Rwanda
Quelques titrés publiés dans le cadre du projet Rwanda : écrire par devoir de mémoire.

Naturellement, Beata consacre son mémoire de fin d’étude à ce projet Rwanda : écrire par devoir de mémoire. Et c’est dans ce cadre qu’elle rencontre la Burkinabé Monique Ilboudo, le Guinéen Tierno Monenembo ou encore le Sénégalais Boubacar Boris Diop, avec qui elle a gardé des liens d’amitié.

Obsédée par son besoin d’être utile au Rwanda, et mue par une vision quelque peu romantique de l’humanitaire, Beata intègre le DESS en développement et coopération internationale de la Sorbonne. Méthodique et rigoureuse, elle décide ensuite de se tourner vers les grandes ONG qui ne se sont pas compromises durant le génocide, telles que MSF et le CICR. La première l’envoie au Cameroun, pour une enquête sur l’accès aux antirétroviraux durant trois mois.

Une vie professionnelle tournée vers l'humanitaire.

A son retour, elle s’engage chez ACTUP Paris, l’association française de lutte contre le sida, issue de la communauté homosexuelle. « Et là, je découvre une véritable école du militantisme politique, se souvient-elle. Tout ce que j’avais appris à Sciences Po devenait concret. Je découvre aussi le monde de l’homosexualité, que je ne connaissais pas jusque-là. J’étais très bêtement hétéro. Et c’était passionnant. »

Juste après cette expérience, et à tout juste vingt-deux ans, MSF envoie à nouveau Beata au Cameroun, mais cette fois en tant que coordonnatrice de projet. Un an plus tard, elle rejoint le SAMU social international, où elle travaille aux côtés de son fondateur, Xavier Emmanuelli. 

Beata
L'écrivaine franco-rwandaise Beata Umubyeyi Mairesse. 
© Anne-Laure Boyer

Mais chaque fois qu’elle voit une annonce pour un poste au Rwanda, Beata postule, sans succès. Puis, un jour, un responsable du CICR lui avoue : « Vous n’allez jamais être prise pour travailler au Rwanda au sein d’une ONG. Nous on veut des gens neutres, qui ne connaissent presque rien au pays, et qui sont là pour appliquer des directives. Certes vous êtes une professionnelle, mais on ne va voir chez vous que l’affect. Vous êtes rwandaise, tutsi, survivante. On ne vous fera pas confiance si on vous dit de travailler avec des gens sans penser à leur ethnie. »

Beata fait alors une croix sur ses rêves de retour, qui faisaient d’autant moins sens que sa mère s’était finalement installée en Europe, n’ayant pas retrouvé beaucoup de survivants au pays après le génocide. 

Le cheminement littéraire

D’ailleurs, à l’époque, Beata s’applique à lire presque tout ce qui s’écrit sur cette tragédie. « Et puis je me disais, souligne-t-elle, dans tout ce paysage-là, il y a quelque chose qui manque. Une voix qui manque. Evidemment, comme dit Toni Morisson : s’il y a un livre qui n’a pas encore été écrit, écris-le ! » Elle se met alors à écrire des histoires. Puis, elle s’inscrit dans un atelier d’écriture, où elle est encouragée à poursuivre son chemin littéraire. Elle choisit d’écrire des nouvelles. « Au début, précise-t-elle, je ne pouvais pas me permettre d’avoir le moindre lyrisme, le moindre effet de style. »

EJO

C’est dans ce contexte qu’elle publie EJO, son premier recueil de nouvelles, écrit certes en français, mais avec une petite dose de kinyarwanda. « Parce que, dit-elle, le kinyarwanda est au centre de mon identité rwandaise. C’est dans sa langue maternelle que l’on apprend à voir le monde, à le nommer, à le pleurer aussi. C’est une langue d’une richesse infinie, et nous avons la chance, contrairement à d’autres pays du continent, de n’avoir qu’une seule et même langue en partage, en héritage. C’est important pour le vivre-ensemble. Aujourd’hui, je pense et parle en français, mais c’est encore en kinyarwanda, la plupart du temps, que je rêve. »

Dans ses nouvelles, Beata Umubyeyi Mairesse évoque notamment la façon dont on vit avec la mémoire du génocide, la façon qu’ont les rescapé.e.s de s’inscrire dans l’altérité, en réapprenant à faire confiance, à nouer des liens d’amitié… Jamais elle ne parle directement du génocide. Elle essaie dit-elle, « de dessiner, par petites touches, la géographie de l’après, les existences claudicantes. C’est dur et délicat à la fois.» C’est sans doute ainsi que se traduit sa quête de l’universel à travers la littérature. Une quête qu'exprime parfaitement le poème d'ouverture de son dernier recueil, Après le progrès :
Il y a fort longtemps
Dans un pays qui pourrait être celui-ci
Une fille s’est retrouvée bloquée
à la frontière
Refus de délivrance
Pour excédent de mots [...]