La journaliste canadienne Mélanie Loisel est partie à la rencontre de grands témoins du XXe siècle. Il en est sorti un livre, qui se veut un appel aux relations entre générations.
C’est l’histoire du projet fou d’une journaliste montréalaise, Mélanie Loisel : recueillir les témoignages d’hommes et de femmes qui ont été témoins (directs ou indirects) des événements marquants de la seconde moitié du XX
e siècle. La journaliste a ainsi rencontré, pendant trois ans et d’un bout à l’autre de la planète, 62 personnages dont elle présente les témoignages dans ce livre.
Témoins de l’histoire…
«
Qui était donc cette jeune femme prête à avaler des kilomètres pour connaître mon histoire et toutes celles qui figurent dans ce livre ? », s’interroge dans la préface Phan Thi Kim Phuc, cette petite fille brûlée au napalm photographiée par un reporter de l’Associated press, et qui a incarné la folie destructrice de la guerre du Vietnam (la photographie, emblématique, a fait le tour du monde). Pendant deux heures, elle a raconté à Mélanie Loisel le bombardement, sa souffrance - tant physique que physiologique - indicible, son instrumentalisation par le régime nord-coréen pour une campagne de propagande anti-occidentale, ses études à Cuba, sa conversion au christianisme, et enfin son arrivée en 1995 au Canada (elle vit maintenant à Toronto où elle a eu deux enfants). «
Je me sentais interpellée par elle, parce qu’elle est Canadienne maintenant, explique Mélanie Loisel.
Elle a aussi été réfugiée et elle incarne les conséquences de la guerre, les enfants, les femmes, les civils qui sont les victimes de ces conflits. Quand on rencontre cette femme et que l'on réalise sa force malgré la souffrance physique qu’elle continue d’endurer, on voit qu’elle a réussi à trouver une certaine paix intérieure et qu'elle a continué à avancer malgré tout ce qu’elle a vécu. »
Mélanie Loisel a eu l’idée de ce projet en 2013. Elle a voulu récolter les témoignages d’hommes et de femmes qui ont vécu la guerre, des crises ou des attentats, de victimes de la dictature mais aussi de combattants, de dirigeants, ou de militants pour la liberté et la défense des droits des personnes, sans oublier quelques personnages controversés. Ces gens sont, pour beaucoup, à la fin de leur vie (plusieurs sont d’ailleurs morts depuis, comme Albert Jacquard ou Boutros Boutros-Ghali). La journaliste a voulu savoir quelles leçons ils tirent de leur expérience, comment ils voient le monde d’aujourd’hui et quels messages ils voudraient livrer aux jeunes générations. Ces trois questions ont été le canevas des rencontres, dont certaines n’ont duré que quelques minutes et d’autres plusieurs heures.
L’Holocauste, Hiroshima, la guerre du Vietnam
Les témoignages sont présentés par ordre chronologique des événements racontés par les témoins.
Le premier est donc celui d’un survivant de l’Holocauste, Chil Henri Elberg, décédé depuis. Il a passé trois ans de sa vie dans une douzaine de camps de concentration nazis. «
Il est venu un temps où je ne remarquais plus l’horreur », relate ce miraculé en précisant que «
personne ne peut comprendre par où sont passés les survivants de l’Holocauste ». «
C’est le témoignage qui a été le plus bouleversant, confie Mélanie Loisel,
quand il a monté sa manche pour me montrer son matricule… je n’oublierai jamais cette rencontre-là. »
L'auteure a aussi rencontré Adolfo Kaminsky, un Argentin d’origine, membre de la Résistance française durant la seconde Guerre Mondiale. Il était faussaire spécialisé dans la fabrication de faux papiers : «
En une heure je pouvais fabriquer trente faux passeports pour épargner trente vies humaines. Je travaillais jour et nuit, je ne dormais presque pas, pour sauver le plus de vies possible... » Il a poursuivi ses activités de faussaire après la guerre, pour continuer à sauver les vies de victimes de régimes dictatoriaux et sanguinaires. «
Je peux vous dire que si je n’avais pas sauvé autant de vies, je n’aurais jamais survécu à la guerre », conclue-t-il.
Témoignage émouvant également, celui de cette survivante d’Hiroshima, Setsuko Thurlow… «
En l’espace de quelques secondes, toute une génération a disparu… Il n’y avait presque plus de jeunes de mon âge vivants... » Setsuko Thurlow a miraculeusement survécu et a passé son temps à militer pour l’abolition des armes atomiques dans le monde. «
J’ai passé une bonne partie de ma vie à chercher un sens à ce que j’ai vécu », confie-t-elle.
Ils ont partagé la vie de…
La journaliste s’est aussi intéressée à des hommes et des femmes qui ont partagé la vie de plusieurs personnages historiques.
Elle a ainsi rencontré Arun Ghandi, le petit-fils du Mahatma Gandhi. Il a vécu pendant un an et demi à ses côtés… Il raconte ainsi comment son grand-père lui a appris à canaliser et utiliser positivement la colère qui l’habitait, à cause du racisme dont il était victime quand il vivait en Afrique du Sud. Il y est né sous le régime de l’Apartheid. Il lui a ainsi conseillé de tenir un journal et d’y écrire dès qu’il ressentait de la colère, avec l’objectif de trouver une solution à son problème. Arun Gandhi a suivi les traces de son grand-père en mettant en place différents programmes d'aide aux personnes les plus vulnérables en Inde. Quand Mélanie Loisel lui demande si la paix sera un jour possible sur cette terre, il répond : «
Nous pouvons tous être des fermiers de la paix qui sèment des graines dans l’esprit et le cœur d’autrui en espérant que cette graine fleurira. »
Rencontre passionnante aussi avec cet avocat qui a été un ami de Nelson Mandela, Georges Bizos. Il l’a défendu durant son procès puis a mené la lutte à ses côtés. Il a fait partie des spécialistes à qui Madiba a confié la rédaction de la nouvelle constitution sud-africaine de l’après-Apartheid. L’interprète francophone de Mao, Wu Jianmin nous apprend que le grand timonier avait un grand sens de l’humour… il avoue à Mélanie Loisel que la révolution culturelle a été un «
véritable désastre » qui a mené la Chine au bord de «
l’abîme ». Eduardo Manet est un écrivain et ami de jeunesse de Raul Castro : il estime que ce dernier est très pragmatique et moins dogmatique que son frère, mais aussi moins charismatique que lui. Son regard est d’ailleurs très critique sur Fidel Castro et le régime cubain. Enfin, l'avocat Clarence Jones a été ami avec Martin Luther King : il le décrit comme une étoile filante qui brille encore quand il lève les yeux au ciel. Il a également été l'un des rédacteurs du discours historique «
I have a dream » («
J'ai un rêve », ndlr)… rien de moins…
Ils ont vécu…
Mélanie Loisel n’a pas pu rencontrer Shimon Peres, l’ex-Premier ministre et l’ex-président d’Israël. Il a cependant accepté de répondre par écrit à plusieurs de ses questions, portant surtout sur les échecs des tentatives de paix avec les Palestiniens. Il reste malgré tout persuadé qu’un jour la paix sera possible, notamment grâce à la jeune génération : «
Je dis souvent en plaisantant qu’il y a deux moments dans la vie où vous devez parfois fermer les yeux et faire des compromis : pour garder l’amour ou pour obtenir la paix ». Mélanie Loisel explique avoir été déçue par ses réponses qui ne sont pas sorties des sentiers battus, mais ne cache pas sa fierté que son nom soit dans le livre.
Des noms célèbres, il y en a des dizaines dans cet ouvrage… mai 1968 est ainsi décortiqué par Daniel Cohn-Bendit, Michel Rocard et Antoinette Fouque, militante féministe française et fondatrice du fameux MLF (pour Mouvement de libération des femmes).
Lakdhar Brahimi avoue dans son témoignage l’impuissance qu’il a ressentie durant les deux ans qu’il a passé en Syrie, comme envoyé spécial des Nations unies pour tenter de trouver une solution au conflit qui ravage ce pays depuis maintenant cinq ans : «
Le jour où j’ai endossé ces responsabilités, je savais que c’était une mission presqu’impossible. Après un an, j’avais déjà pris la décision de démissionner… Il n’y avait aucune négociation possible... »
Mélanie Loisel a beaucoup apprécié sa rencontre avec Viktor Iouchtchenko, ex-président de l’Ukraine dont l’empoisonnement à la dioxine à l’automne 2004 a conduit à la fameuse Révolution orange. «
Je sais ce qui est arrivé, qui l’a fait et comment », déclare-t-il. «
C’est un homme très généreux, un vrai résilient, il continue sa lutte malgré tout, précise Mélanie Loisel.
Cela a été très compliqué de le rencontrer, pour des raisons de sécurité. J’ai été étonnée qu’il accepte de me voir. Sa femme et son entourage ont été très conciliants avec moi, ils m’ont beaucoup aidée. »
Hans Blix a été l’un des premiers à accepter la proposition de Mélanie Loisel. Celui qui a été à la tête de l’Agence internationale de l’Énergie atomique et le chef des inspections des armes de destruction massive en Irak, livre ici un témoignage sur cette page d’histoire qui a conduit à l’offensive américaine en Irak de 2003. «
L’administration Bush a été vraiment arrogante dans toute cette histoire », raconte-t-il. Il garde dans son bureau une affiche, brandie dans de nombreuses manifestations pour tenter d’empêcher la guerre. Elle indique : «
Blix not War » («
Blix, pas de guerre », ndlr). Il qualifie cette guerre d’«
idéologique et émotionnelle ». On connaît maintenant les conséquences désastreuses qu’elle a causées dans toute la région….
L’entrevue la plus éprouvante pour la journaliste a été celle avec François Bizot, un ethnologue français qui a été prisonnier de « Douch », bourreau des Khmers rouges du Cambodge. Il raconte sa captivité. «
Intellectuellement parlant, cela a été la rencontre la plus stimulante, se souvient Mélanie Loisel,
mais j’en ai eu pour des heures à me remettre de la discussion parce qu'il m'a expliqué qu’il y a un bourreau en chacun de nous et que nous pouvons tous devenir des bourreaux. Il suffit que le contexte change, que l’on se retrouve dans une situation où il faut sauver sa peau... Il nous éveille à la propre violence qui est en nous ».
La journaliste s’est aussi sentie très impressionnée en la présence de Zbigniew Brzezinski, ce conseiller de Jimmy Carter qui a géré, notamment, la crise des otages américains en Iran et l’invasion soviétique en Afghanistan. «
C’est un homme qui est terrifiant et j’étais terrifiée devant lui, confie-t-elle.
C’est l’homme fort derrière les stratégies américaines de la Guerre froide, un homme froid qui en a vu de toutes les couleurs, très dur. Il m’a accordé dix minutes d’entretien, ni plus ni moins, pour me raconter la crise des otages américains en Iran. »
Pour les jeunes générations
Mélanie Loisel retient de ces rencontres et de ces témoignages un message central : «
Oui, on peut faire changer les choses. Cela peut prendre des années, des décennies, mais si l'on s’organise, si l'on met ses efforts en commun, on peut mettre fin à des conflits. Alors il n’y a rien de désespérant parce qu’on a réussi des choses qui semblaient impossibles », résume la jeune femme.
«
Nous avons partagé nos histoires parce que nous savons tous que ce sera aux plus jeunes générations de prendre le flambeau pour construire un monde plus juste, plus libre et plus pacifique », précise Phan Thi Kim Phuc dans la préface du livre. Justement, ce serait une bonne idée que d’intégrer cet ouvrage dans les manuels scolaires des cours d’histoires du XX
e siècle pour que les jeunes générations en question le lisent…