Fil d'Ariane
Saïd Hanaï était un homme comme les autres. Jusqu'à ce qu'il décide d'appliquer lui-même la charia dans son quartier de Mashhad, la deuxième plus grande ville du pays.
Dans les années 2000, ce maçon sans histoire va tuer 16 prostituées. Discrètement. Il profite des absences de son épouse et de ses enfants pour amener ces femmes chez lui et les étrangler. Mais le pouvoir décide de faire exécuter cet homme qui a décidé de son propre chef de faire justice à sa place. Une façon de s'arroger son propre pouvoir.
BIO express
Né à Téhéran en 1973, Mana Neyestani a choisi une carrière de dessinateur de presse et d’illustrateur dès 1990, après avoir suivi des études d'architecture.
En 2006, il travaille pour des rubriques "enfants" de magazines et se retrouve dans les geôles iraniennes. Son tort ? Avoir publié le dessin d’un cafard. Une illustration qui avait alors envenimé les rapports entre l’Etat iranien et la population Azérie du nord du pays.
De 2007 à 2010, il vit en exil en Malaisie d’où il continue de travailler pour des journaux et magazines dissidents iraniens.
Hébergé ensuite à la Cité Internationale des arts de Paris , il a obtenu le statut de réfugié politique en France où il vit aujourd'hui.
Il publie, cette année, son dernier ouvrage : L'Araignée de Mashhad (Arte editions).
Pourquoi tant de haine envers ces Iraniennes qui tombent dans la prostitution ? Jeune, il n'osait même pas adresser la parole aux femmes. Après son service dans l'armée pendant la guerre Iran-Irak (1980-1988), il revient dans sa famille qui lui présente une femme. Ce sera son épouse. Après quelques années, il décide de "nettoyer la ville sainte de la débauche que représentent alors les prostituées", explique l'auteur de l'ouvrage Mana Neyestani.
Au-delà de l'histoire vraie racontée dans son dernier opus intitulé L'Araignée de Mashhad, ce livre raconte aussi les paradoxes d'une société conservatrice, oppressante.
Son auteur Mana Neyestani nous explique sa démarche et pose aussi son regard sur la présidentielle iranienne qui se déroule ce vendredi 19 mai. Entretien.
TV5MONDE : Pourquoi avez-vous choisi de raconter cette histoire vraie ?
Mana Neyestani : A l’origine, je voulais écrire une histoire de crimes parce que j’adore les polars. Je me suis d'ailleurs intéressé à des séries de meurtres commis autour des années 1980-1990 par les services de renseignements iraniens contre des intellectuels de l’opposition. Certains agents de l’Etat ont été arrêtés mais les vrais responsables n’ont jamais été condamnés. C’était un sujet intéressant et controversé mais il était difficile d’obtenir toutes les informations. Alors j’ai préféré changer de sujet.
J’ai regardé un documentaire intitulé « And Along Came a Spider », réalisé par Maziar Bahari, mon chef à l’Iranwire, le site internet iranien pour lequel je travaille. J’ai été surpris, choqué et interloqué par cette histoire vraie. Le meurtrier était tellement différent d’autres tueurs qui sont souvent des personnes marginales. Cet homme-là était apprécié des autres, il avait un bon boulot, et il était religieux. Puis, il s'est mis à tuer des prostituées.
J’ai trouvé cette histoire particulière, parce qu’elle combinait plusieurs problèmes de la société iranienne : le rapport aux femmes, l’effet de la religion sur les esprits des gens. Cette histoire révèlent des problèmes politiques mais aussi sociaux. Je trouvais cela intéressant de le raconter à nouveau.
TV5MONDE : Que révèle cette histoire de la société iranienne ?
Mana Neyestani : Les faits se sont déroulés il y a 15-16 ans. Bien sûr la dynamique de la société iranienne a changé. Mais ce que nous voyons aujourd’hui en Iran, c’est l’héritage de nos ancêtres. C’est pour ça que je me suis concentré sur les enfants aussi dans cet ouvrage : ceux des victimes, du tueur. Ce sont eux qui sont supposés construire le futur du pays.
En 2009, il y a eu des manifestations d’ampleur à Téhéran (suite à des soupçons de fraudes électorales pendant la présidentielle, ndlr). À ce moment-là, je me souviens que des gens des classes les plus pauvres venaient battre des protestataires. C’était des Iraniens contre des Iraniens. Et je me demandais comme ces gens en étaient arrivés là.
Cette histoire de meurtrier est intéressante parce qu'elle explique comment le système fait des gens des victimes et parfois, des meurtriers. Je crois que c’est un système qui créé des gens comme le meurtrier Saïd Hanaï ou les prostituées, et même les gens qui encouragent le fils du tueur à poursuivre l’action de son père.
TV5MONDE : Une révolte serait-elle aujourd'hui possible, ou la société iranienne est-elle encore trop divisée ?
Mana Neyestani : Le fossé qui existe entre les différentes classes sociales en Iran existe toujours. Si cela continue ainsi nous pouvons aller à la catastrophe. La situation économique est meilleure maintenant que pendant la période du président Ahmadinejad. Mais les gens souffrent toujours de pauvreté et le régime continue d’abuser de leurs difficultés.
TV5MONDE : Comment restez-vous en contact avec votre famille et comment vous tenez-vous au courant de ce qu’il se passe dans votre pays ?
Mana Neyestani : Bien sûr, j’utilise Internet. L’application "Télégramme" est bien plus utilisée en Iran que Facebook par exemple parce qu’elle n’est pas interdite et facile d’accès. Par exemple, le régime filtre mon compte Instagram mais les Iraniens usent de méthodes pour détourner la censure en ligne.
J’ai aussi des amis qui viennent à Paris et ils me racontent directement ce qu’il s’y passe. Mais de loin, je ne peux pas dire que je sais tout ce qu’il s’y passe.
TV5MONDE : Ce vendredi 19 mai, les Iraniens sont appelés aux urnes pour élire un nouveau président ? Êtes-vous optimiste ?
Mana Neyestani : Il y a six candidats, tous approuvés par le Guide suprême, mais aucun d’entre eux n'est vraiment un candidat du peuple ou un représentant réel de la population. Cette élection est donc une formalité. Le Guide suprême est tellement arrogant, c’est vraiment un dictateur et il ne peut pas avoir un président qui interfère dans ses décisions.
Parce que je ne vis pas au quotidien en Iran, je ne me permettrais pas de me prononcer sur un candidat ou inviter les gens à voter ou non car je ne peux pas prendre toute la mesure de leurs difficultés au quotidien, en ne vivant pas dans le pays.
Il ne faut pas croire que la démocratie est acquise pour toujours.
Mana Neyestani
TV5MONDE : En tant qu’auteur, en exil en France, quel peut être votre rôle ?
Mana Neyestani : Je peux continuer à me moquer de tous les politiciens - même du futur président choisi - et éviter que la politique devienne ainsi un tabou. Je peux refléter dans mes dessins les problèmes que traverse l’Iran. Mais je ne peux pas donner de solutions, ce n’est pas mon boulot.
Je peux continuer à partager mes expériences, mes sentiments, impressions sur ce qui se passe en Iran parce que ce qu’il s’y passe vaut aussi pour d’autres pays.
Il ne faut pas croire que la démocratie est acquise pour toujours. Il faut la protéger, et se battre jour après jour pour la maintenir, et ce, même quand vous vivez dans un pays comme la France.
TV5MONDE : Vous n’avez jamais choisi de rejoindre l’opposition en exil présente en France ?
Mana Neyestani : Avec tout le respect que j’ai pour toute forme d’opposition en Iran, ou hors du pays, je préfère garder mes distances avec ces groupes. En tant que dessinateur satirique je dois préserver mon indépendance vis-à-vis de tous.
TV5MONDE : Pourriez-vous, aujourd’hui, retourner dans votre pays ?
Mana Neyestani : Je continue de me moquer des politiques ou des hommes de pouvoir. Et comme ils n’ont pas de sens de l’humour, non, je ne peux pas retourner dans mon pays pour le moment.
Être réfugié, c’est vivre une crise d’identité sociale.
Mana Neyestani
Je crois que toute personne vivant en exil nourrit l’espoir de retourner un jour dans son pays. C’est quelque chose d’étrange d’être réfugié. Je sens que je ne suis pas Français parce que je ne peux même pas parler français.
Je ne suis même pas sûr d’appartenir vraiment à mon pays l’Iran parce que je ne peux pas y retourner. Je vis comme en suspens entre l’Iran et la France. Et j’ai l’impression de n’appartenir à aucun pays, je suis nulle part et j’attends. Être réfugié, c’est vivre une crise d’identité sociale.
Mana Neyestani : Les aventures de Tintin. Cela a toujours été un peu une bible pour moi quand j’étais enfant. Parfois, j’aimerais pouvoir vivre dans ces livres, dans cet univers, parmi les personnages, avec les mêmes couleurs.
Mana Neyestani : Je dirais Kafka mais je préfère plutôt dire Hergé, George Rémi, l’auteur des aventures de Tintin. Milan Kundera fait aussi partie de mes mentors.
Mana Neyestani : Quand je travaille avec un stylo doté d’une mine épaisse, je me sens libre. Je peux faire danser ma main sur le papier. Je ne peux pas corriger la moindre erreur que je fais mais en même temps je me sens libre de dessiner.
Mana Neyestani : J’ai toujours aimé les chameaux parce qu’ils sont toujours calmes et gentils. Je trouve que les chameaux sont les Humphrey Bogart des animaux. J’aime les chats aussi bien sûr mais j’admire le chameau. Cet animal correspond à mon caractère parce qu'il est patient. En tant que dessinateur, vous vous devez d’être patient parce que vous êtes la cible de nombreuses insultes, et d'attaques.