Jacques Chancel s'est tu

Le journaliste s'est éteint à son domicile parisien à l'âge de 86 ans. Jacques Chancel, cet "inventeur du partage culturel" a signé parmi les plus belles heures de la radio et de la télévision publiques française.
Retour sur un itinéraire d’exception.
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Jacques Chancel s'est tu
“La boulimie est un enfer où l'on se brûle à petit feu“ affirmait Jacques Chancel
(DR)
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Le micro aimable

Jacques Chancel ? C'était une voix, un goût de l'autre et un souci de comprendre les motivations, les ressorts intimes d'un talent ou l'engagement d'une vie. On lui reprochait un enthousiasme, disons, exagéré : "magique !" "époustouflant !" "un triomphe !" "unique !", "déjà un succès !" ponctuaient ses entretiens d'où jaillissaient parfois, subitement grave : "Vous le regrettez ?" "Êtes-vous de votre temps ?" "Qui êtes-vous, au juste ?", "Et la mort, vous y pensez ?" etc.  

A l'exception de Picasso, toutes les célébrités de l'après-guerre, ou peu s'en faut, se sont retrouvées et confiées à lui devant son micro aimable, celui de Radioscopie, une émission quotidienne radiophonique qu'il animera pendant 17 ans. "J'ai rencontré les plus grands confiait-t-il dans son ouvrage Le désordre et la vie (Grasset). "Je n'ai pas toujours su ma chance, je les ai vus, je n'ai pas profité d'eux. J'aurais dû m'arrêter plus longtemps, la boulimie est un enfer où l'on se brûle à petit feu. J'ai la passion de tout ce qui nous relie.
Un sens de la formule matinée d'une certaine emphase. 

Nulle agressivité donc chez cet homme, né Joseph Crampe en 1928, au cœur des Pyrénées. Son père était menuisier, sa mère rentière. Jacques Chancel, c'était une rencontre en pantoufle, pas en tenue militaire. Une autre époque, Madame ! Les artistes, politiques et savants, en acceptant son invitation, savaient qu'ils passeraient un moment agréable, presque complice.
 
6000 rendez-vous plus tard, ces bavardages à bâton rompus entre 1968 et 1990 constituent un éblouissant trésor patrimonial, des documents historiques de premier ordre où l'on retrouve la voix de Montherlant, les colères de Ferré, les doutes de Brel, les aveux de Badinter, les extravagances de Dali ou les confidences très intimes de Romain Gary ! Le talent de Chancel fut de savoir écouter ses invités sans jamais leur tordre le bras. Et les auditeurs étaient sous le charme. La célébrité était à portée de voix. Mais quel chemin parcouru pour en arriver là, pour accoucher sans douleur ces multiples talents !

Jacques Chancel s'est tu
“Je revenais d'Indochine, j'étais écœuré par le désastre, nos échecs, l'inconséquence de nos dirigeants, la veulerie des Français“
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Indochine, terrain d'adolescence

Élève de l'école militaire de transmissions de Montargis, le voici volontaire pour la guerre d'Indochine. Il sera ensuite reporter dans la région pour la radio France-Asie puis correspondant pour Paris-Match. Rude école. L'aventurier de 20 ans côtoie héros, salauds, victimes, tout cela  parmi les fumées de la guerre et les fumeries d'opium. 

Un jour, embarqué avec des officiers à bord d’un "command-car?", le véhicule saute sur une mine alors qu'il traverse un pont. Jacques Chancel se réveille trois jours plus tard à l’hôpital de Saigon. Aveugle. Quand il recouvre la vue, le jeune journaliste est bien décidé à honorer le verbe "vivre". Mais ces années-là le marqueront à jamais : "Je revenais d'Indochine, j'étais écœuré par le désastre, nos échecs, l'inconséquence de nos dirigeants, la veulerie des Français, la lâcheté des hommes politiques, le désordre d'esprit des fins penseurs. La défaite était totale, mortelle randonnée. J'étais, je l'avoue, parqué par ces pays, le Sud-Est asiatique était devenu mon terrain d'adolescence, mes routes allaient de Saïgon à Hanoï, de Pékin à Shanghai, de Bangkok à Colombo, j'avais l'imprudence de me croire partout chez moi tant je me croyais persuadé que l'on est un peu propriétaire de ce que l'on aime."

Jacques Chancel s'est tu
“Ce qui est important, c’est essayer“.
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Populaire et de qualité

En 1972, il lance à la télévision Le Grand Échiquier, qui devient rapidement LE rendez-vous mensuel et en direct des personnalités du moment. Une culture populaire, de qualité, à une heure de grande écoute. Un pari risqué. Au soir du premier numéro, le 12 janvier 1972, il déclare humblement aux téléspectateurs : "Nous allons tenter de faire des choses. Ce qui est important, c’est essayer". Yves Montand est le parrain de l’émission. Au sommaire de ce Grand Échiquier : "une visite au théâtre pour surprendre Louis de Funès" (duplex assuré par l'inoxydable Michel Drucker, durant une représentation d’Oscar), puis un "récital inattendu" avec Cora Vaucaire, "les Frères Jacques en duplex de Lyon", des reportages et des directs depuis New York, Los Angeles et Barcelone. Le fil rouge de l’émission est le suivi, en direct, du voyage de Georges Brassens, du Bourget jusqu’à Ogeu, pour un tour de chant dans les Pyrénées-Atlantiques, sa région natale. 

Raymond Devos croisait Rostropovitch, Herbert von Karajan y rencontrait Michel Legrand, Arthur Rubinstein, Yehudi Menuhin ou Serge Lama. Prévue pour 13 numéros, Le Grand Échiquier durera jusqu’en décembre 1989. Les moins de 20 ans peuvent difficilement comprendre l'impact considérable qu'aura alors cette émission. Diffusée sur Antenne2, elle signera en France l'apogée du service publique. Faire connaître, et peut-être faire aimer, des personnalités dans un mix unique de duplex, de débats, de récitals et d'humour. 
 
Sur la télévision d'aujourd'hui, il dira, lucide et un peu amer : "Hier on se confiait. Aujourd'hui, on s'étale. Il n'y a plus que l'audience qui compte".
 
On le jalousait. Jacques Chancel haussait les épaules. Avec un tel parcours, il avait les moyens de son égo. Réagissant à l'annonce de son décès, son confrère Philippe Bouvard a salué "l'inventeur du partage culturel". Rien de plus juste. 

Jacques Chancel s'est éteint à l'âge de 86 ans d'un cancer à son domicile parisien. "Et Dieu dans tout ça ?" avait il demandé un jour au patron du parti communiste français. Désormais, le journaliste sait.

Les réactions

Les réactions se multiplient après l'annonce du décés du journaliste.
Parmi elles :



François Hollande, président de la République


"Jacques Chancel, c'était une voix. Celle de la confidence, celle de la complicité, celle de l'émerveillement", écrit le chef de l'État dans un communiqué de l'Élysée. "Jacques Chancel, c'était une passion. Celle de la culture. De Radioscopie au Grand Échiquier, ses émissions, à la radio et à la télévision, ont marqué des générations de Français. Il a confessé les plus grands artistes. Il a révélé les talents les plus divers et exalté les créateurs et interprètes les plus différents", poursuit François Hollande. "Jacques Chancel, c'était une vocation. Il a incarné le service public de l'audiovisuel auquel il a consacré sa vie professionnelle. Et l'écriture de ses livres était pour lui indissociable de son travail de journaliste", conclut le président, qui "adresse ses sincères condoléances à sa famille et à ses proches".


Bernard Pivot, journaliste

"C'est l'un des plus grands journalistes de la deuxième moitié du XXe siècle. Il était plein de pulsions contraires. C'est un homme qui adorait l'aventure, qui pouvait partir loin, et pour preuve, à 18 ans, il est parti en Indochine au moment de la guerre. Mais en même temps, il aimait recevoir dans son studio de France Inter, recueillir les confidences des gens de ce monde. Il aimait la littérature, la musique, les arts, les sports. Il était très gourmand, très avide de connaître, savoir, transmettre. C'était un vrai passeur, il avait une manière bien à lui de poser des questions de manière rapide ou parfois plus longue. Pour moi, c'est l'un des plus grands journalistes de la deuxième moitié du XXe siècle."

Manuel Valls, Premier ministre

"Enfant de Bigorre, insatiable curieux et passionné, Jacques Chancel restera cet inégalable passeur de culture, une voix chère à tous", a tweeté Manuel Valls.


NICOLAS SARKOZY ,ex-président de la République

"Jacques Chancel était un homme d'une immense culture, confie Nicolas Sarkozy au Point.fr "Je ne connais pas un seul sujet qui ne l'ait pas passionné. C'est un homme qui ne disait du mal de personne. Il préférait admirer plutôt que critiquer. Il aimait la vie passionnément. La sienne fut pleine de découvertes, d'amour pour les autres, de joie de vivre, et de surcroît d'une très grande humilité. Un jour, je lui ai demandé pourquoi il n'était pas candidat à l'Académie française. Il a beaucoup ri en me disant que ce n'était pas sa place. Il avait tort, car, à l'évidence, ça l'était."

Erik Orsenna, de l'Académie française

"Il aura été pour moi, comme pour des millions et des millions de gens, le grand frère. Celui qui vous élève, celui qui vous apprend, celui qui vous fait confiance, celui qui met la main sur l'épaule, celui qui dit et redit que c'est possible, celui qui vous conseille de rire quand on est triste, celui qui chaque été, derrière ses héros cyclistes, vous donnait des leçons de France, celui qui m'engueulait de ne toujours pas savoir distinguer la Bigorre du Béarn, celui qui me racontait l'Indochine quand, à vingt ans, il invitait des mannequins dans la jungle, celui qui m'a fait, comme à des millions et des millions d'autres, cadeau de la musique, celui qui m'a dit et redit, comme à des millions d'autres, que j'y avais droit. Après la plus généreuse des vies, il meurt juste avant Noël. Tranquille : il nous avait fait ses cadeaux depuis longtemps. Il y a peu d'êtres à qui j'ai eu tellement, tellement envie de dire merci."

 
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