Fil d'Ariane
"Le chat dans le sac", qui sort en 1964, est dans le style de la nouvelle vague française. Le film raconte l’histoire d’une rupture amoureuse, il devait d’ailleurs s’intituler initialement "Chronique d’une rupture". Les deux acteurs sont semi-professionnels, et le réalisateur, Gilles Groulx, leur laisse une part d’improvisation dans leurs dialogues. Le cinéaste est un fan de jazz. Alors qu’il tournait un film en Floride, à Miami, il s’est lié avec une jeune femme qui est amie avec Jimmy Garrison, le contrebassiste de Coltrane. C’est elle qui va mettre le cinéaste en relation avec Jimmy et Jimmy qui va introduire Gilles Groulx auprès de Coltrane.
Le cinéaste n’a pas froid aux yeux : ni une ni deux, il descend dans le New Jersey pour rencontrer le saxophoniste dont il est un fervent admirateur. Il lui demande de faire la musique de son film. Et contre toute attente, Coltrane accepte. En trois heures, il enregistre les pièces avec ses musiciens et Groulx repart avec les bandes.
"Coltrane l’a fait à l’insu de son producteur, c’était de gré à gré entre le cinéaste québécois et lui", explique Stanley Péan, animateur de l’émission Quand le jazz est là à la radio musicale de Radio-Canada et grand spécialiste de jazz. "Cette musique-là, ajoute-t-il, ce sont cinq thèmes qu'on connaissait déjà, qu'il avait déjà enregistrés, mais il improvise et les revisite. Gilles Groulx l'a convaincu, car il y a quelque chose de très séduisant à l'idée de faire une musique de film. C'est un peu ce que Miles Davis a vécu en faisant la musique d'"Ascenseur pour l'échafaud".
J'ai l'impression que Coltrane était flatté, qu’il a voulu relever un défi.
Stanley Péan, Radio-Canada
"La rencontre entre Gilles Groulx et John Coltrane demeure assez mystérieuse, assez mythique, ajoute Frédéric M. Savard, l’employé de l’Office national du Film du Canada qui a permis de libérer l’enregistrement des droits qui l’empêchait d’être rendu publique. A l’époque, Gilles Groulx n’avait aucune notoriété à l’extérieur du Québec. Donc c'est fort probable que les deux hommes aient développé une sorte d’amitié, qu’il y ait une certaine corrélation intellectuelle dans leurs pensées, c'est ce qui pourrait expliquer pourquoi Coltrane a accepté d'enregistrer la trame sonore pour le film de Groulx. La session a été enregistrée sur une période très brève, John Coltrane n'avait pas beaucoup de temps à consacrer à ça, ça a eu lieu entre 14h et 17h le 24 juin 1964 et Gilles Groulx est parti ensuite avec la bande maitresse de cet enregistrement qui a atterri dans les archives de l'ONF et y est restée pendant plus de 55 ans".
C'est au début des années 2000, alors qu'il prépare un coffret DVD des films de Gilles Groulx que Carol Faucher, employé de l'Office national du Film du Canada, découvre ces bandes d'enregistrement dans les voûtes de l'organisme. Mais il est impossible de les rendre public pour des raisons légales : on ne peut écouter la musique que dans le film qui n’en contient finalement qu’une dizaine de minutes. Les bandes restent donc précieusement conservées dans les archives de l’ONF.
En 2015, des rumeurs circulent sur internet selon lesquelles ces bandes auraient disparu, ou été détruites. Cela fait sauter au plafond d’indignation un autre employé de l’ONF, Frédéric M. Savard qui, lui, sait qu’elles sont dans les archives de l’organisme. C’est ce qu’il écrit sur Facebook. L’info arrive jusqu’au studio Impulse, qui gère une partie du catalogue de Coltrane. Les responsables contactent Frédéric M. Savard et les négociations commencent pour pouvoir sortir les bandes de la voûte et les envoyer au studio.
Des négociations, entre autres, avec les héritiers du musicien. C’est long, compliqué, ardu, mais Frédéric ne lâche pas le morceau : "C'est devenu une sorte de mission pour moi de faire en sorte qu'on puisse libérer ces enregistrements des voûtes de l'ONF pour qu'elles soient entendues partout dans le monde et pour que la vision de Gilles Groulx soit reconnue, parce que pour moi, c'est quand même assez significatif qu'un québécois en 1964 ait réussi à convaincre un jazzman de le trempe de John Coltrane à faire une trame sonore pour son film, donc pour moi il fallait que cette histoire soit connue au-delà du Québec. C’est comme un trésor qu’on sort de la terre".
C’est bel et bien une sorte de trésor sur lequel on a réussi à mettre la main pour l’offrir au grand public.
Stanley Péan, Radio-Canada
La patience et la persévérance finissent pas payer : en août dernier, on peut annoncer la sortie, pour le 27 septembre, d’un disque posthume qui présente cet enregistrement. Et Frédéric peut enfin se dire : "mission accomplie". D’ailleurs il n’en est pas peu fier et son nom est dans inscrit sur la pochette du disque.
Qui plus est, toute cette histoire a remis en selle le film de Gilles Groulx, disponible gratuitement sur la plateforme de l’ONF : les visionnements ont considérablement augmenté au cours des dernières semaines, surtout la version sous-titrée en anglais.
Enfin les fans de jazz et de Coltrane seront ravis de découvrir les versions inédites de ces pièces du répertoire du grand saxophoniste, revues et corrigées à la sauce québécoise, et qui pourront maintenant intégrer sa discographie. "Oui, c’est bel et bien une sorte de trésor sur lequel on a réussi à mettre la main pour l’offrir au grand public", conclut Stanley Péan.