Fil d'Ariane
Véritable phénomène épuisé depuis sa parution en 2001, Jenny Bel’Air, une créature, de l'écrivain François Jonquet, sort en poche le 22 avril. Ce livre est le récit poignant de la vie de l’ex-portière du Palace (boîte de nuit parisienne mythique, Ndlr), figure trans des années 70-80 revenue de tout. Portrait.
“Tous mes amis sont cas contact, ça n’arrête pas!”. Assise au milieu de la salle de la galerie d’art Remèdes Galerie dans le quartier du Marais à Paris, Jenny Bel’Air pianote nerveusement sur son téléphone. “Je ne pensais pas retrouver cette ambiance un jour...”, se désole-t-elle.
Au début des années 80, c’est le VIH qui sème la panique. Trois lettres synonymes d’une mort certaine. L’épidémie frappe durement la communauté homosexuelle et met un terme à l’euphorie qui suit l’élection du président François Mitterrand.
La nuit se meurt et les créatures qui la peuplent sont décimées. Si une partie d'elle-même a disparu avec ses amis morts du Sida, Jenny Bel’Air est toujours debout. La mort lui a tout pris, excepté son élégance, sa verve et son humanité.
Jenny Bel’Air est une survivante.
Pour la faune nocturne des années 70-80, elle est la flamboyante portière du Palace (boîte de nuit ouverte de 1978 à 1995, Ndlr) à Paris. “La reine de la nuit”, redoutable physionomiste capable de refouler l'acteur américain Michael Douglas et de laisser entrer d'illustres inconnus pour peu qu’ils aient ce petit “je ne sais quoi” qui ne s’achète pas.
“Son génie, c’était un savant dosage de gens beaux, bien nés et de personnalités atypiques”, explique Martine Bonneville. À l’époque attachée de direction chez Dassault, elle mène une “vie de folle la nuit” et rencontre Jenny Bel’Air en 1976.
Les deux femmes, unies par leurs rondeurs, s'imposent dans ce monde superficiel : “on étaient des croqueuses d’hommes. Les brindilles avaient beau s’agiter on repartait toujours avec les plus beaux garçons (rires)”.
Son allure a marqué toute une génération. “Ce maquillage imposant, ses bijoux clinquants et ses tenues colorées, c’était un masque, une armure de combat”, révèle Jenny Bel’Air. À coup de remarques cinglantes et inspirées, elle fait la pluie et le beau temps à l’entrée du temple des mondanités.
Se faire refouler par “Jenny” est pour certains un honneur, pour d’autres, un scandale ! “Elle pouvait être terrible, mais elle s’est beaucoup calmée. Elle a parcouru un énorme chemin spirituel, le fauve est en sommeil”, s’amuse Martine Bonneville.
Mais faire la porte, c’est bien souvent y rester. Les rapports de classe ne s’évaporent pas dans les volutes de fumée des soirées chics. Alors qu’elle travaille au Palace, Jenny Bel’Air est sans domicile fixe et traine son baluchon de squats en appartements de généreux amis.
La rue, elle y est jetée très tôt. Un traumatisme qui forge son instinct animal et sa capacité d’adaptation. Ressentir les gens et reconnaître les vices cachés devient alors une question de survie.
Quand elle naît à Paris en 1953, Jenny se nomme encore Alain Norbert Sépho. Petit métisse “délicat” et “ambigü”, fruit de l’amour entre une guyanaise mère-fille et un français emprisonné au bagne de Cayenne pour avoir tué l’amant de sa femme.
Avec son grand frère Samy, ils grandissent dans le 17e arrondissement de Paris. Après avoir été éclairagiste pour le cinéma, leur père devient concierge d’un immeuble bourgeois.
De la modeste loge, le “petit crépus”, comme on l’appelle, voit défiler des vedettes comme Jean Marais ou Fernandel.
Cette enfance de gavroche est marquée par de multiples drames. Victimes de plusieurs viols, le petit Alain se tait. S’il l’apprenait, son père “pourrait tuer une deuxième fois” et sa mère qui a sombré dans l’alcoolisme, meurt à l’âge de 45 ans d’une dent mal soignée.
“Voir la destruction de ceux qui sont votre chair, c’est épouvantable. On est meurtri jusqu’à son dernier souffle”, écrit Jenny Bel’Air.
Après la mort de sa mère, elle est confiée à sa tante en Normandie. L’éducation y est stricte, le racisme omniprésent, puis le viol, encore… Quand sa tante décide de déménager dans l’Yonne, Jenny ne la suit pas. Son père étant en maison de retraite, elle se retrouve seule, “abandonnée”.
A la mort de ce dernier, Jenny alors âgée de 14 ans, raconte leur dernier échange à l’hôpital : “Avant de partir, il m’a vu avec une nénette. J’ai fait semblant, en lui amenant cette nénette, je lui ai donné un semblant de quelque chose.”
Devant sa famille, elle s’habille en homme. Mais aussitôt le train parti “sous le regard interloqué des gens”, elle redevient Jenny à coup de “rimmel” et d’épilation. Jouer un rôle, Jenny l’a fait toute sa vie, surtout avec elle-même.
De la vie à la scène il n’y a qu’un pas. Des spectacles Pot-Pourri ou Divine décadence au restaurant Le Petit Robert (haut lieu de la communauté LGBT -lesbiennes, gays, bisexuels, transgenres- aujourd’hui fermé, Ndlr) “la Diva” mêle chant et comédie avec une aisance déconcertante. Son point fort : l’improvisation, servie par une gouaille inimitable.
(Re)voir : Rencontre avec Jenny Bel'Air : "Trop de conformisme tue le bonheur!"
“C’est une actrice instinctive comme Yolande Moreau (actrice française, Ndlr), une grande, elle n’a pas besoin de dialoguiste”, explique la réalisatrice et écrivaine belge Nadine Monfils qui a dirigé Jenny Bel’Air dans son film Madame Edouard sorti en 2004. Et de poursuivre, “elle a tous les talents, elle dessine aussi merveilleusement bien ! C’est un être rare.”
Dans le sillage de mai 68, le F.H.A.R (Front homosexuel d'action révolutionnaire) organise la première manifestation gay et lesbienne en France. En marge de l’organisation se forme un groupe nommé les Gazolines, dont Jenny fait partie.
“Des radicales-terroristes qui étaient là pour emmerder, lors des A.G du F.H.A.R, la pompe convenable des militants pur jus. Ils se prenaient pour des guérilleros, nous étions des guérilleroses.”, raconte-t-elle. Provocation, humour et impertinence sont leurs maîtres mots. Cri de ralliement : “Bite!”
Quand ce n’est pas affiché par certains artistes en manque de publicité, “vivre à l'envers” de la société est un choix lourd de conséquence. Un jour, Jenny est arrêtée par la police et emmenée au poste.
“Un commissaire blanc m’a giflée. A ce moment précis, je me suis dit : “Ma poule, cette gifle, c’est la société qui, derrière son déguisement de flic, te la donne. Elle te gifle parce que tu es une grosse pédale black habillée à la mords-moi-l’noeud. La société sera toujours cruelle avec toi, il n’y a pas d’issue : tu dois être différente, absolument différente.” Et j’ai commencé à revendiquer mon personnage.”
Après s’être appelée Michaël, puis Jimmy et enfin Françoise pour l’écrivaine Françoise Sagan, le nom Jenny Bel’Air s’impose. “Jenny”, pour le titre d’une chanson de la comédie musicale américaine Lady in the Dark et Bel’Air, du nom d’un hôtel de Londres, une ville à son image, à la fois excentrique et protocolaire.
L’apostrophe à laquelle elle tient tant représente “son sexe”. Car la “créature” n’en a jamais changé. "Être fichée”, très peu pour elle. A l’heure où les questions identitaires s’invitent dans le débat public, Jenny Bel’Air affirme ne pas se reconnaître dans les combats progressistes actuels.
Trop de clivages et pas assez d’ouverture d’esprit pour celle qui se revendique "irrécupérable" : “il n’y a plus de fil conducteur dans la lutte, beaucoup de sujets et de termes deviennent interdits. On s’enfonce dans un conformisme prout-prout avec des clans qui s’affrontent en permanence".
Membre à part entière de sa famille choisie, Denis (qui ne souhaite pas que son nom soit divulgué) se dit subjugué par “sa faculté d’adaptation exceptionnelle à tous les milieux”. C’est grâce à lui que Jenny vit aujourd’hui dans ce qu’elle appelle sa “petite datcha” parisienne.
Entre ses quatre murs, entourée de fantômes et d’objets chargés de souvenirs, la créature continue d’imaginer le film de sa vie. Dans cette œuvre en Technicolor, Jenny Bel’Air campe son plus beau rôle.