Fil d'Ariane
La scène se déroule le 2 février 1980, salle Pleyel à Paris. L'académie des César, qui récompense les films Français sortis au cours de l'année, a décidé de remettre un César d'honneur à Louis de Funès. Il le reçoit des mains de Jerry Lewis. De Funès, intimidé en diable, reçoit son trophée mais tout à coup, l'acteur américain l'embrasse fougueusement !
Un César d'honneur remis par Jerry Lewis ça vaut bien un Oscar ça pic.twitter.com/bVSBGbhtfw
— Just Louis de Funès (@justdefunes) 20 août 2017
Au delà de la plaisante anecdote, on peut voir dans cette séquence un trait d'union entre deux génies. Les torrents de rires que provoquaient les grimaces de l'humoriste américain dans le monde faisaient naitre, en France, une admiration et un respect que le temps n'a jamais émoussé.
Ainsi, la férocité des critiques des Cahiers du Cinéma ou de Positif, ces deux revues qui lors de la Nouvelle Vague dictaient la météo de ce qui était regardable ou non, cette férocité-là ne s'est quasiment jamais exercée à l'encontre de Jerry Lewis.
Celui qui batailla ferme pour gagner son indépendance et une plus grande maîtrise de sa carrière ne pouvait que séduire les farouches libertaires de la pellicule.
Dès le numéro 29 (janvier 1958) de Positif, Jerry Lewis est salué comme "l'anti-James Dean". Par ailleurs, l'homme au visage en caoutchouc se produira à l'Olympia en décembre 1971 où il y fera un triomphe.
Le cinéaste franco-suisse Jean-Luc Godard envisagera même, hommage farceur à mai 68 et ses évènements, à utiliser la force comique de l'humoriste américain pour interprêter Georges Pompidou, alors Premier ministre et Georges Séguy, secrétaire général du syndicat CGT ! Un projet avorté mais qui laisse songeur...
"Jerry Lewis est le seul, à Hollywood, à ne pas tomber dans les catégories et normes établies" écrivait déjà le réalisateur en 1963. A cette même époque, le producteur Louis B. Mayer de la MGM s'exclamait à propos de Jerry Lewis : " Mais qu'est-ce que je vais faire du singe ? " .
Lors du Festival de Cannes en 2013, l'acteur-réalisateur américain avouera sa sensibilté au respect que les Français témoignaient pour son travail : "Les Français savent reconnaître la bêtise des adultes et j'aime montrer à quel point les adultes sont stupides" déclarait-il.
Le rire, quel meilleur carburant pour dénoncer ? Depuis Charlie Chaplin, la recette est d'une efficacité éprouvée. Le journaliste Jean-François Rauger dans Le Monde écrit :
"Si Lewis acteur a inventé une silhouette comique singulière, régressive et infantile, grimaçante et désarticulée, Lewis cinéaste l'a plongée dans un monde en voie de désenchantement, l'Amérique des années 1960. Le Dingue du palace et Le Zinzin d'Hollywood décrivent des univers où l'organisation du travail repose sur un ordre militarisé et caricaturalement hiérarchisée. Le Tombeur de ces dames et surtout Jerry souffre-douleur dénoncent le monde des médias et du spectacle comme la glorification du vide."
L'absurde poétique de Jerry Lewis n'a-t-il pas un indiscutable lien de parenté avec les cinéastes français Pierre Etaix et Jacques Tati ?
Enfin, c'est un producteur français, Pierre Kalfon, qui permettra à Jerry Lewis de réaliser ses deux derniers longs métrages pour le cinéma, Au boulot Jerry ! (1980) et T'es fou, Jerry ! (1982)
La formidable estime, et même, écrivons-le, l'amour que vouaient les Français à Jerry Lewis désarçonnait les américains eux-mêmes. Beaucoup n'y voyaient qu'un homme du passé reconverti dans l'animation du Téléthon (Jerry Lewis était père d'un enfant myopathe).
Le cinéaste Bertrand Tarvenier s'en rendit compte en mars 1996, lors d'un voyage aux Etats-Unis pour présenter quelques productions francophones. A la question le plus souvent posée à Tavernier : " Pourquoi les Français aiment-ils tellement Jerry Lewis ? " Il répondit : "Vous avez mis quarante-trois ans avant de découvrir Laurel et Hardy, vous en mettrez quarante-trois à comprendre Jerry Lewis. "