Le monde arabe, vaste débat. Mais il a une histoire, le monde arabe. "Oui, mais je n'y étais pas", et pour la première fois depuis l'entretien, son visage s'illumine d'un sourire. L'humour adoucit ce visage pensif, ce corps massif porté comme celui d'un gendarme en attente de la visite de l'adjudant, rasé de près, les cheveux au ras du crâne, les chaussures cirées, "mon père disait toujours que la première chose qu'il regardait chez un homme c'était ses chaussures. C'est de lui que je tiens cette exigence, il m'a poussé à l'excellence". Quand il était petit, il voulait être cosmonaute ou à défaut aviateur : "j'ai compris que je ne décollerai jamais à cause de ma nationalité. Je suis profondément Algérien, c'est une mystique chez moi, mais je veux dire aux gens : réveillez-vous, assumez le poids du monde, sortez des images fantasmées."
Kamel Daoud est le brillant chroniqueur du désenchantement. Désenchanté de ce monde arabe épuisant, incapable de se sortir de ses bourbiers, souffrant avec la morgue des croyants, désenchantement de ce galimatias de religion et de politique, el islam din wa dawla, "l'islam est religion et État", désenchanté de ces pouvoirs languissants, poussifs, dont la seule agitation politique est de durer. Issu d'une génération qui n'aura connu que des veillées sanglantes, il écrit comme on se débarrasse du nationalisme, de l'islamisme, du socialisme, de l'impérialisme pour qu'advienne le "je", le singulier. Un idéaliste qui s'auto-décrit ainsi : "je suis un ambitieux qui a une mystique de l'individu. Je suis un radical, je déteste tellement le réel que je fais tout pour l'annuler, la littérature en est un moyen." Nourri en guise de modèle par ces auteurs qui s'inventent un destin, El Moutanabbi, Romain Gary, Saint-Exupéry, et puis Malraux : "je voudrais finir comme Malraux, personnage politique et créateur de personnages, y compris le sien, un mythomane pour lequel le mensonge ne portait pas atteinte à la vérité, il a mené des guerres pour les autres mais je le soupçonne aussi de les avoir faites pour construire sa propre image."
Et, c'est ainsi d'une écriture à la serpe, de rupture en solitude, que Kamel Daoud est devenu un écrivain singulier. Pari gagné, le journalisme lui a donné la discipline nécessaire tout en comblant son désir d'écrire, il aime à se décrire comme "un stakhanoviste". "Sofiane Hadjadj, mon éditeur, a compté que j'écrivais jusqu'à 300 000 signes par mois...". Le Quotidien d'Oran, Algérie-Focus, Slate Afrique, et désormais l'hebdomadaire français Le Point où il est même parvenu à prendre la place de l'inamovible Bernard-Henri Lévy, ce qui lui vaut bien des sympathies après la parution de Meursault, contre-enquête. Car c'est ce petit livre de 192 pages qui lui a ouvert le monde. Publié à l'origine en Algérie, par les éditions Barzakh : "être d'abord édité en Algérie était pour moi essentiel, car je n'ai pas envie de finir écrivain algérien parisien, je n'arrive pas à écrire ailleurs ; c'est pour cela que je reste avec vous, non pas parce que je vous aime mais parce que vous m'êtes nécessaires !". Deuxième sourire de l'entretien, avant d'ajouter : "La réussite de Meursault, contre-enquête, c'est aussi celle de Selma Hellal et de Sofiane Hadjadj, des éditions Barzakh, j'aime les gens comme eux qui te poussent à l'excellence. Ils m'ont offert un séjour à Tikjda, et parce que le temps c'est de l'argent, Barzakh m'a offert du temps".