"Kiss me Kate" est la première comédie musicale à avoir obtenu un Tony Award en 1949
"Kiss me Kate" a été créé à New York en 1948. Cette comédie représentative de l'âge d'or du "musical" est restée à l'affiche pendant plus de 1000 représentations, un record pour l'époque. C'est également la première pièce musicale à décrocher cinq Tony Award, la plus haute récompense du théâtre de Broadway. Depuis, elle a été assez peu reprise, recréée (hormis pour une version filmée en 1953), alors que la partition de Cole Porter est de celles qui font swinger les amateurs avertis.
Jean-Luc Choplin, depuis son arrivée à la direction du Châtelet à Paris, est à l'initiative de l'inscription de la comédie musicale new-yorkaise au fronton de son théâtre.
Et, dans le passé il a réussi à faire tourner, après Paris, certains spectacles comme "Sweeney Todd" parti à Chicago et Houston et "The King and I" représenté à San Francisco. Avec "Kiss me, Kate", son plaisir est démultiplié car Cole Porter est sans aucun doute le plus parisien des compositeurs américains. Il a séjourné, dans l’entre-deux-guerres, pendant plus de 20 ans, dans la capitale française, où le musicien se lia d’amitié avec Picasso, Joséphine Baker, Cocteau... Un « exil » volontaire qui n’est pas sans avoir laissé des traces dans ce que les amateurs considèrent comme son dernier chef-d’œuvre.
Les actrices qui sont parmi les personnages principaux de "Kiss me, Kate" ne rêvent que de robes et de chapeaux parisiens et les livreurs envoyés par un riche amant ont les bras chargés de cartons estampillés « Chanel » ou « Dior »… On a la francophonie qu'on peut...
On rappellera aussi que Cole Porter avait confié l’orchestration de sa comédie au prodigieux Robert Russell Bennett, qui avait étudié son métier à Paris avec Nadia Boulanger et qui travailla, par ailleurs, avec Gershwin. Un Cole Porter, qui a déjà enflammé Broadway en 1928 avec Paris, et qui signera plus tard la comédie musicale "Can-Can" avec son tube "I love Paris", après avoir vu Maurice Chevalier populariser "You do something for me", une chanson écrite pour Fifty Million Frenchmen, tandis que Fred Astaire et Frank Sinatra figuraient déjà parmi ses célébrissimes interprètes.
Il y a des effluves shakespeariens, inspirés de La Mégère apprivoisée, dans ce musical qui tourne autour des relations orageuses entre un homme et la femme qu’il veut reconquérir et qui est devenue une célèbre actrice de cinéma, réputée pour son caractère difficile. Et autour du jeu de la séduction mené par trois autres hommes, amoureux d’une même beauté qui s’amuse à flirter avec chacun.
Dans leur livret, Bella et Samuel Spewack, célèbres scénaristes de cinéma d’origine ukraino-roumaine (1), réputés pour leurs relations matrimoniales orageuses, ont repris le ressort utilisé par Shakespeare (2), à savoir qu’une pièce de théâtre est en préparation entre les protagonistes.
Le jeu de miroir permet à chacun de projeter ses problématiques personnelles . Et l’intrigue nous vaut une randonnée à travers l’Italie, le portrait d’un père qui veut caser ses filles dans l’ordre des naissances de sa progéniture, des scènes de complicité entre maîtres, valets et mitrons, et l’apparition d’un duo de fabuleux huissiers, ou plutôt de filous à gage, embrigadés dans l’aventure théâtrale bon gré mal gré, dignes de Laurel et Hardy.
Comment mettre une femme au pas ? Le dénouement de "Kiss me, Kate" fera pâlir les féministes, puisque la « mégère » se laisse apparemment apprivoiser et gagner par l’obéissance absolue à son époux. Quoique. Regardez bien le geste malicieux du tableau final !!!
Grâce à cette recréation du Théâtre du Châtelet, nous voici plongés dans la comédie musicale au sens plein du terme, avec tout son panache, sa sophistication, sa légèreté, sa drôlerie, ses émois, ses plus jolis effets. Sur un plateau à Baltimore où brillent les lettres de feu d’un théâtre « années 50 », où les dettes de jeu affolent les esprits, où les gangsters ne sont pas loin.
Et dans l’Italie de l’intrigue shakespearienne, où circulent les vespas, où virevoltent les jupes à volants, où se déplacent des vraies jolies rousses, des blondes décolorées à souhait et des brunes aux décolletés pigeonnants, toutes à la taille fine et à la cheville souple.
Les hommes gominés, dans la maturité de l’âge, y côtoient des jeunes premiers, blancs et noirs, qui sont aussi brillants pour les numéros de claquettes que pour l’acrobatie. L’amour s’insinue partout avec des accents de tendre feu follet ou de nostalgie.
Les déplacements joués et dansés sont gracieux et efficaces. Très maîtrisés.
Et que dire des voix, toutes excellentes, de la diction parfaite, telle qu’on aimerait la rencontrer davantage sur nos scènes d’opéra, des chansons d’amour qui trottent ensuite dans la mémoire.
Il est vrai que, pour les grands airs qui émaillent le spectacle, on retrouve un Cole Porter en grande forme, s’inspirant de tirades de Shakespeare, mais aussi nourri au jazz, au blues, au lindy hop swing et à la béguine (deux danses à la mode dans les années 30) et se moquant, avec "Wunderbar", de la valse à 3 temps, tant les opérettes importées de Vienne avaient donné lieu à Broadway à des comédies musicales sirupeuses.
Le spectacle est joué ici en anglais, authenticité oblige, mais des écrans disposés discrètement permettent de suivre la traduction, à toute allure car le rythme est enlevé.
La mise en scène du spectacle, coproduit avec les Théâtres de la Ville de Luxembourg, est signée Lee Blakeley, un grand habitué du Théâtre du Châtelet. Il fait ici un sans faute, avec quelques trouvailles plus que malicieuses, comme son défilé de miss sur des plateaux tournants pour se moquer de la nostalgie de Petruchio lorsqu’il se remémore ses nombreuses conquêtes féminines d’antan. Ou avec le final spectaculaire de la comédie, qui met aussi en relief le travail remarquable du chorégraphe Nick Winston, du décorateur Charles Edwards, de la costumière Brigitte Reiffenstuel, de l’éclairagiste Emma Chapman.
Quant au directeur musical qui officie ici avec l’Orchestre de Chambre de Paris, David Charles Abell, il « enlève » la musique avec brio. On apprend que c’est lui qui a restauré la partition de Cole Porter dans une nouvelle édition critique, à partir du moment où il a été investi de ce travail en 2008 par le Glimmerglass Opera, situé dans l’Etat de New York. Un vrai travail de « bénédictin » mené dans différents lieux d’archivage, qui lui a permis notamment de retrouver des passages musicaux qu’on n’avait plus entendus depuis un demi-siècle, un numéro de claquettes écrit pour la création à Londres ou un passage inspiré de Stravinski pour accompagner une scène de commedia dell’arte.
"Kiss me, Kate" est un régal de drôlerie qui doit beaucoup aussi à sa distribution, remarquable et très homogène dominée par des acteurs britanniques (Francesca Jackson est Lois Lane et Bianca ; Alan Burkitt est Bill Calhoun et Lucentio) et américains (David Pittsinger est Fred Graham et Petruchio), avec quelques touches canadiennes et françaises (Thierry Picaut est Hortensio) sans parler, dans un des rôles titres ( Lilli Vanessi et Katharine), de l’Anglo-suisse Christine Buffle.
Preuve, s’il en faut, que Paris est une ville de création et de renaissance culturelle plus que cosmopolite.