Dans son histoire, qui commence en 2009, il y a du fantastique et du poétique. Thomas vit alors en Chine. Il travaille en qualité de consultant pour un fond photographique privé anglais. Le jeune homme constitue une collection de photographies contemporaines chinoises. Son quotidien est fait de voyages, de rencontres avec les artistes.
Cette Chine qui s'ouvre s'adapte vite aux lois du marché, au subtil poker de l'offre et de la demande. Les négociations avec les artistes se tendent. " Tout devenait assez compliqué, assez pénible, très administratif. Il y avait énormément de discussions avec les photographes, les éditions, le prix... Parallèlement à cela, je me suis mis à collectionner
d'autres choses, à me promener dans les marchés aux antiquités, sur Internet, où l'on parle d'albums de photos de famille, de traités archéologiques, de botanique... "
Une question le taraude. Où sont les négatifs de ces photos banales et précieuses ? A la poubelle ! Le pays, comme le reste de la planète, abandonne peu à peu la pellicule argentique pour le numérique. Des centaines de millions de personnes, à la faveur d'un déménagement ou d'un décès, jettent aux ordures des millions de kilomètres de pellicules.
Elles sont récupérées par des chiffonniers qui, avec les radiographies des hôpitaux, les dissolvent dans l'acide pour collecter le nitrate d'argent, revendu ensuite à des chimistes.
L'aventure commence !
Et Thomas se prend au jeu.
Ce trésor en voie de disparition est pour lui. La chance met sur son chemin Xio Ma, un chiffonnier avisé. Avec lui et ses rabatteurs, cette quête du négatif périmé va prendre
une toute autre tournure, quasi industrielle.
Cette immersion dans la vie des gens simples va le dévorer comme un amour ravageur, exclusif, fiévreux, insensé. Des premières photos réalisées grâce au Kodak jetable en 1985 jusqu'à l'arrivée du numérique, en 2005, ce sont les vies ordinaires de "monsieur et madame tout le monde" que Thomas collectionne. "Dans ces images, même si elles étaient très majoritairement banales, et même un peu ennuyeuses, il y avait deux moteurs intéressants. Le premier, c'est qu'il y avait quelque chose de léger, de moins contraignant qu'avec les photographes contemporains et puis, accéder à des photos qui auraient disparu si mon projet n'avait pas existé. Dès lors, on ne regarde pas du tout les clichés de la même façon".
Ce projet, il le baptise Silvermine, il s'agit en fait, on l'aura compris, d'une course contre le temps. A Arles, où il expose en ce moment, Thomas a imaginé une installation vidéo intéractive. 130 000 fichiers sont ainsi projetés de manière aléatoire à raison de 5 photos par seconde. Une ronde folle.
Quand le visiteur frappe dans ses mains, la loterie stoppe immédiatement sur une image, visible seulement quatre secondes. Puis l'image disparaît, est retirée du disque dur.
On ne la reverra plus.
Métaphore du temps et de l'arbitraire.
Pour numériser ces pellicules, qu'il paye alors trois euros le kilo, notre passionné s'adjoint les services d'un collaborateur local. Les disques dur de stockage se multiplient. 850 000 clichés sont numérisés. L'archive complète de Thomas
compte 1 million 200 000 photos !
60 % de la collection est à Paris, le reste à Pékin. Impossible, cependant, de rapatrier les négatifs. " Mettre une telle quantité de négatifs en mauvais état dans un conteneur où il fait en moyenne 60 ° à Singapour, contre -10 ° au milieu de l'océan la nuit, ferait naître un choc thermique qui pourrait créer des cas d'auto-combustion et donc d'incendie" regrette-il.
Thomas Sauvin vit de la vente de ses livres et reste consultant pour des collections privées, européennes et chinoises.
"Dans ma collection, je n'ai absolument aucune forme de nudité. Sur les 850 000 clichés dont nous parlons, j'ai peut être sept poitrines de mères qui sont en train de donner le sein à leur
enfant. Le père, qui est très souvent l'auteur des images, a jugé acceptable de prendre la photo dans ces conditions. J'imagine qu'il y a une certaine pudeur aussi qui démotive les gens à prendre des photos à caractère érotique et aussi le fait qu'il s'agit de négatifs que l'on donne à un inconnu pour qu'ils soient développés. L'auteur des clichés n'a pas forcément envie de savoir que cet inconnu puisse voir la nudité d'un membre de la famille..."
Mais dans cet océan de photos sages, il y aussi plusieurs surprises étonnantes, sinon douloureuses : "Je possède des photos de femmes qui se sont manifestement fait tabasser et qui sont rentrées chez elles, ensanglantées. Sans doute leur famille a du penser, en prévision d'un éventuel procès : "Il faut absolument que l'on prenne des photos pour avoir des preuves de l'état de leurs séquelles".
Le comble de l'audace amoureuse mise en image, c'est un sourire mutuel, une pression de main dans un parc ou sur la plage. " Il y a quelque chose d'unique et d'imparable dans toutes ces images, c'est la notion de complicité entre un mari et sa femme, un père et ses enfants. Et cela on ne le retrouve pas dans la photographie contemporaine. Pas dans cette forme en tout cas.." Enfin, les images sont les témoins directs d'une évolution de la société, avec le début du tourisme, découvrant les nouvelles sculptures urbaines, les immeubles modernes et le confort qui s'installe peu à peu chez les gens. On fête l'arrivée d'un nouveau poste de télévision, d'un frigidaire avec une photo : "Les photos chez les gens, c'est une fenêtre qui s'ouvre sur les intérieurs chinois. Il s'agit d'une chose très difficile d'accès. Elle a était très peu documentée par les photo-journalistes et les artistes contemporains. Cela permet, par
exemple, de nourrir des études sur les influences picturales dans les intérieurs. Au début des années 1990, les posters de Marilyn Monroe se multiplient. Le frigo, par exemple, est placé dans le salon parce que la cuisine est trop petite mais également parce qu'il s'agit d'un objet dont on est très fier. On va même le décorer avec un napperon, un petit vase, un poster."
Signe de la notoriété du travail de Thomas Sauvin, une famille chinoise installée au Canada s'est reconnue après la publication de l'un de ses clichés sur un réseau social. La fille de l'homme qui pose près d'une cascade (voir photo ci dessus) l'a contacté. Ils ont prévu de se rencontrer. Un dîner est même envisagé pour le nouvel an chinois, en février 2017. L'aventure continue.
Pour en savoir davantage sur Thomas Sauvin :
- L'excellent film de Emiland Guillerme (12')
- Le compte Facebook de Thomas
- Thomas Sauvin sur Instagram : compte beijing_silvermine