"Je veux que leur colère ignore tout interdit. A chaque génération, je veux des criminels bravant l'ordre divin des choses.''
Dès les premiers instants, un frisson traverse la Cour d'honneur du palais des Papes, où se produit chaque année la pièce inaugurale du Festival d'Avignon.
Pour tout décor, un banquet et deux sculptures géantes, l'une représentant un masque avec la bouche grande ouverte comme saisi d'effroi devant le crime qui va être commis. Entourée par une assemblée semblant sortie des enfers, La Furie (Annie Mercier) déroule la tragédie des Atrides.
Dans sa pièce du 1er Siècle après J.C., "Thyeste", la tragédie de Sénèque raconte le début de la malédiction qui frappe cette famille de la mythologie. Voici donc le roi Atrée, incarné par Thomas Jolly lui-même.
Parce que son frère Thyeste (Damien Avice) a séduit sa femme, qu'il a eu avec elle trois enfants, ivre de haine, Atrée fomente sa vengeance… Elle sera perverse et brutale. Déterminé à se venger de son frère, Atrée (Thomas Jolly), lui fait manger à un banquet la chair de ses enfants.
"Je n'avais jamais lu une chose aussi monstrueuse… aussi irreprésentable… aussi noire.. aussi impossible et impossible à s'imaginer et impossible à mettre en scène" , déclare Thomas Jolly. "La vraie violence de la pièce n'est pas l'infanticide, n'est pas le cannibalisme. La vraie violence de la pièce, c'est qu'elle nous met dans une impasse tous, les personnages comme nous spectateurs à la fin."
Avec son "Thyeste", l'une des pièces les plus noires du répertoire classique, Thomas Jolly met donc en scène l'apocalypse, un "crime contre l'humanité", une violence qui jaillit d'ailleurs des mots de Sénèque : "c'est toi le monstre : tu les as savouré au cours d'un banquet…"
Et pourtant sur scène, il y a très peu d'actes brutaux. A aucun moment, le spectacle ne montre ni la mort des enfants, ni le festin cannibale de Thyeste en train de manger sa progéniture, et même deux "têtes" ensanglantées sont rapidement dégagées de la vue du public.
Thomas Jolly, une des principales figures de la nouvelle génération de metteurs en scène français, préfère investir la Cour d'honneur comme un décor de film fantastique, avec ses emprunts gothiques à Tim Burton.
La création sonore de Clément Mirguet, tantôt tonitruante tantôt digne d'un film d'horreur, un jeu de lumières saisissant qui se glisse sur les murs de la Cour de papes, des confettis lancés dans l'air pour faire croire à un essaim d'insectes viennent ponctuer le texte de Sénèque, où le crime est raconté hors champ.
Par moments, des phrases de la pièce sont chantées en mode rap, comme pour accentuer le côté contemporain de cette tragédie. "Cette pièce a des échos très forts avec l'actualité, elle peut nous rappeler une histoire personnelle, un conjoint, un frère, une famille, mais aussi les conflits internationaux dont on n'arrive plus à en sortir", explique Thomas Jolly, révélé après avoir monté la trilogie de "Henri VI" -spectacle marathon de 18 heures à Avignon 2014- puis "Richard III" de Shakespeare (2016).
Mais si la pièce ressemble à une version de la fin du monde, Jolly souligne que l'auteur a voulu à travers cette pièce atteindre les plus bas instincts humains pour faire un plaidoyer en vue d'un monde meilleur. La pièce est d'ailleurs conclue par une phrase de Sénèque, qui résonne comme un appel à tolérance toujours d'actualité: "Une seule chose peut nous rendre la paix; c'est un traité d'indulgence mutuelle".