Retour à l’été 2017 : je décide de partir en Russie deux semaines. Je n’y suis pas allée depuis 2002 et j’ai très envie de voir comment le pays a changé. J’ai également l’opportunité d’écrire un guide de voyages ainsi que quelques articles de tourisme. J’ajoute également un petit sujet qui me fait particulièrement plaisir sur la nouvelle scène musicale russe.
Je propose à Elisa, une des mes amies de lycée de m’accompagner, elle accepte. L’idée lui plaît. Nous quittons Paris ensemble fin juillet pour Saint-Pétersbourg. Après quelques jours dans la Venise du Nord, nous mettons le cap vers Moscou où nous arrivons un dimanche en début d’après-midi, chez un hôte fort sympathique. Elisa a repéré un marché aux puces, qui la tente bien. Notre hôte l’encourage à y aller. J’avoue ne pas être très déterminée. Je me connais, je vais craquer et encore acheter n’importe quoi. Mais je décide de l’accompagner, c’est l’occasion de découvrir un endroit que je ne connais pas et de prendre ce nouveau train, le MCC, qui fait le tour de Moscou.
Arrivée au marché aux puces, la curiosité et mes mauvaises habitudes dépensières reviennent au galop. Je commence par acheter un bouquin sur Gagarine en russe que bien sûr je ne lirai jamais… Puis des vieilles photos avec cette idée d’ "en faire quelque chose un jour", un jour qui n’arrivera probablement jamais.
Et il y a tous ces stands avec de vieux appareils photos. Il faut dire que je collectionne ces derniers et à part Holga, Agat et un vieux Lomo, je n’en ai pas d’autres… Je repère un appareil des années 1980 qui m’a l’air en bon état. Le couple vendeur me plaît aussi. J’achète l’appareil sans négocier le prix. La femme a un visage que je trouve très beau, très fin. Je leur demande si je peux les prendre en photo : ils acceptent. Puis je me dis qu’il faut que je m’arrête là. C’est à ce moment-là qu’Elisa me récupère. Elle me dit avoir fait le tour. Il fait beau et chaud. Nous décidons d’aller manger une glace.
En passant au labo Camara, rue de Rome à Paris, pour d’autres boulots photos, je parle à Isabelle, une de mes interlocutrices régulières, de cette pellicule trouvée. Aucune indication ne figure sur la bobine : on ne sait pas s’il s’agit de noir et blanc ou de couleur. On ne connaît pas non plus la sensibilité du film.
Je sens bien que je leur donne un peu du fil à retordre. Isabelle et ses collègues plaisantent. Ce n’est pas la première fois que je leur apporte des films provenant de vieux appareils. Mais celui-ci a quelque chose de spécial : Je n’ai aucune idée de ce qu’il peut cacher puis révéler. En même temps, je n’attends rien de particulier. Je suis curieuse, c’est tout.
Une bonne semaine plus tard, je reviens chez Camara pour une autre raison. J’ai même oublié la pellicule russe. C’est Isabelle qui me sort la pochette, en me disant qu’ils ont réussi à développer le film et qu’il y a une bonne quinzaine d’images sauvées. Elle me présente la pochette et je découvre la première photo, en noir et blanc : un gros plan d’un petit garçon, blond, en uniforme au regard intense. Une première photo qui me captive. Je ne peux pas expliquer pourquoi.
Je regarde ensuite les autres, fascinée. Je ne voudrais pas que la pellicule s’arrête. Je découvre la vie d’un enfant à travers ses photos. Elles racontent un événement particulier pour lui, on voit d’autres enfants, des adultes, un appartement, une voiture, un rue… On dirait qu’il s’agit encore de l’URSS mais ce n’est pas si sûr.
Il me vient cette idée un peu dingue d’essayer de le trouver pour lui rendre ses photos.
L’enfant est quasi-omniprésent sur ces photos. Elles ont été prises pour lui. Et tout de suite, je réalise qu’il ne les a jamais vues, alors que pourtant, elles lui appartiennent. Il me vient cette idée un peu dingue d’essayer de le trouver pour lui rendre ses photos.
Emue par cette trouvaille, j’en parle à un ami photographe, Grégoire. L’idée d’utiliser les réseaux sociaux me semble pertinente mais comment m’y prendre ? Il me faut une sorte de méthode, de discipline pour que l’enquête ait des chances d’aboutir. L’idée est de donner des indices, de poster des photos de la pellicule les unes après les autres, à quelques jours d’intervalle et d’inciter les gens qui suivent l’histoire à participer à l’enquête et bien sûr à partager avec leurs propres réseaux.
Grégoire me conseille de créer un compte Instagram entièrement dédié au projet. Je m’exécute et l’appelle “Looking for the Russian boy”. La page est en anglais pour toucher plus de personnes. Je raconte en quelques lignes l’objet de ce compte Instagram - automatiquement relié à mon compte Facebook - ainsi qu’à mon blog "The Accidental Photographer", sur lequel je donne plus d’informations sur l’histoire et réalise mes mises à jour. Je mets aussi mon amie russe de Londres, Sonia, à contribution pour une petite traduction en russe de ma quête. Le compte Instagram est lancé le 31 septembre 2017. Je suis à la recherche officielle du garçon russe.
La mayonnaise prend dès les premiers jours. Mes amis russes et russophiles et tous ceux qui sont captivés par l’enquête s’y mettent. Les échanges de commentaires sur Facebook sont parfois amusants et parfois même proches de l’engueulade, notamment à propos de la marque de la voiture, qui selon certains indiquent que l’on serait au milieu des années 1980, pour d’autres à la fin.
Le sens de l’observation de certaines personnes m’épate.
Je réalise des captures d’écran systématiques des échanges et des messages que je reçois. Par exemple, j’apprends très vite qu’il s’agit d’un 1er septembre et certainement du premier jour d’école du petit garçon. Il tient un bouquet de fleurs pour sa future maîtresse sans doute. C’est la tradition. J’apprends aussi qu’il s’agit forcément de 1990 car une nouvelle classe est introduite cette année-là et une des pancartes de la cour d’école porte ce numéro-là. Le sens de l’observation de certaines personnes m’épate. Il y a aussi mon amie Ruth, ancienne collectionneuse britannique de photos, dont le sens physionomiste épatant s’est révélé vrai. Elle avait deviné que les autres adultes dans les photos étaient le père du petit garçon et sa grand-mère maternelle.
Puis l’enquête se met à stagner. J’en parle à un ami, Anthony, à Marseille. Il est tout de suite captivé par l’histoire, me complimente gentiment : "Ça ne pourrait arriver qu’à toi, cette histoire !". Je rétorque que je n’ai pas fait grand-chose mais qu’il y a aussi une partie jeu, chasse au trésor dans cette histoire.
Comment la faire avancer ? Il a la réponse : les médias russes et leurs propres réseaux sociaux. L’idée est excellente. Je fais quelques recherches et tombe sur un magazine de photos qui me plaît bien, Rosphoto. Après tout, c’est une histoire de photographie, avec un appareil photo comme personnage principal, et une enquête dont on ne sait pas si elle aboutira. Katrina et Veronika de Rosphoto réagissent au quart de tour. Elles vont écrire un article sur le blog du magazine.
Et là, les choses s’accélèrent, le vendredi 11 novembre. Je reçois un email de Katrina en fin de journée me disant qu’elle est quasiment sûre d’avoir retrouvé le "Russian Boy" (le garçon russe, ndlr) et qu’il allait lui-même entrer en contact. Au même moment, une femme russe, Svetlana m’envoie un message me disant qu’elle a reconnu les gens sur les photos : sa meilleure amie, Natalia, est la mère du garçon qu’elle appelle Dima !
Entre-temps, un journaliste indépendant, Victor, m’envoie un email. Il a trouvé à qui appartenait la voiture grâce à la plaque d’immatriculation, un certain Yakov, artiste peintre, déniche son profil sur Facebook et découvre qu’il s’agit du photographe qui a pris les photos du "Russian boy" et de son oncle…
Mon nom est Dmitry, je suis le garçon russe que vous cherchez.
Je suis à la fois surprise et émue par ce défilé d’emails et ce flot d’informations. J’ai du mal à reconstituer toutes les pièces du puzzle. Puis au petit matin, je reçois un message sur Whatsapp : "My name is Dmitry, I am the Russian boy you are looking for" ("Mon nom est Dmitry, je suis le garçon russe que vous cherchez"). Je sais tout de suite que c’est vrai. Sur la photo qu’il m’envoie de lui, je reconnais son visage : les mêmes yeux qui rigolent, le même sourire. Nous entamons une conversation que nous avons du mal à interrompre. Nous sommes curieux l’un de l’autre et convenons de nous appeler le lundi soir suivant sur Skype, pour faire connaissance.
Notre histoire est très vite médiatisée. Le quotidien Komsomolskaya Pravda publie le premier article. La photo de Dmitry enfant paraît en première page. Puis Dmitry est assailli par les chaînes de télévision russes. Je lui laisse choisir avec lesquelles il accepte de travailler. C’est son territoire. Tandis que la chaîne de TV russe Zvevda se contente de m’interviewer via Skype et réalise d’ailleurs un sujet très sympa avec des archives soviétiques, Russia Today envoie un caméraman à la maison - leur sujet reste d’ailleurs à ce jour le préféré de Dmitry -.
Ce dernier, Sylvain, adore l’histoire et me dit qu’il va appeler une des ses amies à France 3 (chaîne de télévision locale française, naldr) pour lui raconter. Cette dernière me contacte dans la foulée et écrit un sujet pour le blog de France 3 que France 2 Marseille repère. Et hop, je me retrouve, ainsi que Dmitry dans un sujet diffusé au journal télévisé de 20h… M6 aussi en fait un sujet pour le 12:45. Et là, je perds le contrôle : des amis disent m’avoir vue sur des chaînes de télé belge, slovène, canadienne… L’effet conte de Noël marche du tonnerre mais la couverture médiatique nous exaspère vite. Il est temps de mettre le holà. Nous nous mettons d’accord sur quelques médias.
Tandis que la presse s’empare de notre histoire, nous la vivons : Notre première rencontre sur Skype dure deux bonnes heures. Nous parlons anglais. Dmitry maîtrise bien la langue. Nous nous racontons nos vies, ce que nous faisons, qui nous sommes. La conversation coule naturellement, Dmitry s’échappe de temps à autre pour fumer et ramener un autre verre de vin. Il est homme d'affaires, il a 33 ans, presque 34. Il me présente sa femme Maria, ses deux petits garçons de cinq et trois ans, Feodor et Igor.
Je lui dis que je meurs d’envie de faire un petit film sur notre histoire et que mon rêve est de lui apporter ses photos en mains propres.
Nous rions, nous parlons de la Russie, de la France, de sa famille, des gens sur les photos, ce qu’ils sont devenus. Nous parlons aussi de ma famille et je lui dis que je meurs d’envie de faire un petit film sur notre histoire et que mon rêve est de lui apporter ses photos en mains propres et de passer un petit peu de temps à Moscou avec lui et les gens des photos. Il est tout de suite d’accord. L’idée lui plaît beaucoup. Il me dit que je peux venir quand je veux…
> Rencontre avec le "petit garçon russe" de l'appareil photo