Fil d'Ariane
Entretien. Le numéro 25 de la revue de photojournalisme 6Mois est paru ce 5 avril en France. Après le changement de propriétaires intervenu en 2018, sept ans après sa création, 6Mois se dote d’une nouvelle équipe éditoriale et devient trimestrielle plutôt que biannuelle.
En février 2011, Laurent Beccaria, PDG des éditions Les Arènes et Patrick de Saint-Exupéry, ancien grand reporter pour le quotidien français Le Figaro, lancent la revue 6Mois. La sortie intervient trois ans seulement après le succès de XXI, la première revue qu’ils ont cofondée et qui est consacrée aux reportages longs, sur des sujets de fond et décalés par rapport à l’actualité immédiate.
Avec 6Mois, l’objectif est de raconter le monde en images. En mai 2018, après sept ans d’existence, la société Rollin Publications, qui publie les revues XXI et 6Mois, est rachetée par « La Revue Dessinée » associée à l’éditeur Le Seuil. Malgré ces turbulences liées au changement de propriétaires, 6Mois continue de paraître au rythme de deux numéros par an, comme depuis l’origine. Aujourd’hui, comme le précise la nouvelle équipe de la revue, « 6Mois change de peau tout en gardant son âme. »
Le photojournalisme a pas mal souffert ces dix dernières années.
Alain Frilet, rédacteur en chef de la revue 6Mois
Une grande nouveauté cependant, 6Mois devient trimestrielle dès le numéro 25 paru en ce mois d’avril. La revue sera disponible comme toujours en librairie. Dans ce nouveau numéro, un dossier est consacré à la parentalité. Il conduit le lecteur en Ukraine, en Chine et en Cisjordanie. À travers plus d’une vingtaine de pages sur la guérilla karen en Birmanie, 6Mois réaffirme son attachement aux fondements du photojournalisme moderne, celui dont le légendaire photographe et correspondant de guerre hongrois Robert Capa a écrit les plus belles pages.
C’est en effet durant la guerre civile espagnole (1936-1939), qui opposait Républicains et nationalistes, que Capa et sa compagne Gerda Taro, émergent comme photoreporters. Le couple y avait été envoyé par le magazine Vu. Rappelons cependant que le métier de photojournaliste, basé sur l’utilisation de la photographie comme support d’information, se répand dans la presse en Europe à partir de la fin du 19ème siècle.
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Comme le souligne le journaliste et historien français Jean-Pierre Bacot, dans un article intitulé « La naissance du photo-journalisme », paru en 2008 dans la revue Réseaux, c’est avec la création en 1936, à New York, du magazine Life, que s’installe durablement dans le paysage médiatique international le modèle de magazine illustré généraliste et hebdomadaire. Le développement de ces magazines, avec Regards, Vu et Paris-Match en France, permet à la photographie d’être au cœur du traitement de l’information. Les mutations économiques et technologiques de ces dernières décennies contribuent cependant aujourd'hui à fragiliser le métier de photojournaliste.
Entretien avec Alain Frilet, rédacteur en chef de 6Mois
TV5MONDE : 6Mois fait peau neuve et devient trimestrielle. Que reste-t-il de ses promesses d’origine ? Et pourquoi ne s’appelle-t-elle pas 3Mois, pour coller davantage à la nouvelle périodicité ?
Alain Frilet, le rédacteur en chef de 6Mois : Pour susciter le mauvais esprit légendaire de mes confrères (Rires) ! Avec le temps, en 12 ans, 6Mois est devenue une marque, si vous voulez. À un moment donné, nous nous sommes évidemment posés la question, tout à fait légitime, de pourquoi est-ce qu'on ne s'appelle pas 3Mois ? Mais ça n'aurait pas eu de sens, parce que tout le monde à l'habitude de parler de 6Mois. J’exagère peut-être un petit peu. En tout cas, c'est devenu un titre qui dépasse le caractère semestriel qu’il recouvre. La revue s'appelle comme ça. Et donc, c'est le semestriel qui vous en donne à voir tous les trois mois.
Les photographies sont un passeport extraordinaire, et ce sont des mots universels.
Alain Frilet, rédacteur en chef de la revue 6Mois
Je vais vous faire une confession. Ce qui s'est passé, c'est qu’au fil des ans, la revue 6Mois s'était un peu éloignée de son de son ADN. C'est-à-dire qu’au fil de ces dix dernières années, la revue a suivi l'évolution de la photographie documentaire et du photojournalisme en général. Et évidemment, comme vous n'êtes pas sans le savoir, le photojournalisme a pas mal souffert ces dix dernières années. D'abord parce qu'il y a moins de commandes, donc les photographes partent moins sur des sujets au long cours. Il y a moins de budget, donc c'est de plus en plus difficile. Et la photographie documentaire s'est de plus en plus tournée vers une photographie d'auteur.
D'ailleurs, si vous en parlez avec les responsables des grands festivals de photojournalisme en France ou à l'étranger, vous vous apercevrez qu’ils sont à la peine aujourd’hui pour trouver des sujets de la même intensité que ceux qu'ils trouvaient il y a 12 ans. Ce n’est pas pour rendre hommage au photojournalisme qu'on a voulu revenir vers ces fondamentaux. Mais c'est parce que ce photojournalisme-là qui était dans l'ADN initial, est celui qui, à mes yeux, permet justement d'être dans une pédagogie de l'information par l'image. C’est ce qui va nous permettre d'emmener le lecteur dans une réalité visuelle sociale, économique, écologique, environnementale et politique.
TV5MONDE : Pourquoi la photographie reste-t-elle encore aujourd’hui « un formidable objet de compréhension des enjeux actuels », comme vous l’écrivez dans l’éditorial de ce premier numéro trimestriel ?
Alain Frilet : Pour la bonne et simple raison qu’il n'y a pas de langage plus universel que la photographie. Ce n’est pas la peine d'avoir fait des grandes études, ou d'avoir un quotient intellectuel très élevé, ou d'avoir une connaissance particulière de l'information, pour comprendre les enjeux des problèmes ou des réalités qui sont présentes dans la revue.
Les photographies sont un passeport extraordinaire et ce sont des mots universels. Et donc, c’est pour cette raison-là que nous avons, cette fois-ci, dans cette nouvelle formule, une première partie de la revue qui est consacrée à l'actualité, si on peut parler d'actualité quand on est trimestriel.
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Ensuite vous avez le corps central avec les récits, la photo-biographie, les archives, qui viennent nous expliquer par la photographie des réalités présentes, anciennes ou thématiques. Et puis, vous avez la dernière partie de décryptage, pour essayer d'aider les lecteurs à comprendre le langage de la photographie et comment il est utilisé. On le fait par exemple avec « Empreinte », qui est un portfolio d'un photographe documentaire et qui va exploiter sa sensibilité personnelle et l’adapter à ses photos. Et ça en fait une écriture très particulière.
C'est le travail que l'on a présenté avec Fabiola Ferrero, qui a travaillé sur le Venezuela où elle ne fait pas du simple photojournalisme. Cette photographe est retournée dans son Venezuela natal, à Caracas, pour photographier les lieux désertés par ses amis exilés en Colombie.
Elle est allée les voir en Colombie. C'est à la suite de ses entretiens avec eux qu’elle a estimé qu'il était nécessaire de retourner dans les lieux qu'ils avaient connus, qu'ils avaient quitté et de leur faire écrire ou dessiner sur les images, des choses qui leur évoquaient leur passé de Vénézuélien avant qu’ils ne quittent le pays. C'est une démarche très personnelle. Et je trouve que cette démarche très personnelle, cette empreinte particulière que les photographes apportent à leur travail, est une valeur ajoutée pour comprendre non pas seulement la réalité mais aussi la démarche du photographe. On est plutôt dans du décryptage, une pédagogie de la photographie documentaire.
C'est pour ça qu'on a aussi confié à l’historien André Gunthert [spécialiste d’histoire de la photographie et de l’édition illustrée] et la sémiologue Mariette Darrigrand, la rubrique qu'on a appelé « Iconique ». Elle nous permet de décrypter des icônes. Nous nous sommes replongés sur une icône assez terrible, qui était la photo de ce petit Aylan Kurdi, trois ans, retrouvé mort en 2015, parmi d’autres migrants échoués sur une plage de Bodrum, en Turquie.
Nous avons essayé de comprendre pourquoi et comment est-ce que cette image était devenue une icône. Qu'évoquait-elle dans notre inconscient collectif ? Pourquoi avait-elle véhiculé autant d'émotions, et comment était-elle devenue cette image incontournable de l'actualité récente ?
TV5MONDE : Dans ce numéro qui vient de paraître, vous posez une question que beaucoup partagent sans doute un peu partout à travers le monde : « Faut-il encore faire des enfants dans ce XXIe siècle en crise permanente ? » Pourquoi un tel choix ?
Alain Frilet : Nous sommes partis des chiffres de l'ONU sur les projections de l'évolution démographique de notre planète à l'aune de 2100. Et on a découvert, au même titre que n'importe quel lecteur attentif, que nous nous trouvons dans un pic de croissance démographique qui va ensuite connaître un reflux. C'est dans ce cadre-là que nous nous sommes posés la question de savoir comment est-ce que les gens s'inscrivaient par rapport à cette volonté d'avoir des enfants. Ce n’est pas un plaidoyer pour la procréation, ou pour augmenter la population mondiale.
C'est plutôt un constat de voir qu’aujourd'hui, avec les questions de pollution, de mauvaise alimentation ou encore de conflit, il y a des situations dans lesquelles il est compliqué d'avoir un enfant. Et quelquefois, c'est un combat. C'est un combat pour cette mère en Chine, quand elle est confrontée aux règles du planning familial. C'est un combat et un acte de résistance pour les prisonniers palestiniens, de faire face indirectement à l'occupation israélienne.
Et pour les parents qui sont confrontés à une incapacité d'avoir des enfants, il est difficile de trouver des solutions, qui sont généralement très compliquées et très coûteuses, telle que la GPA. C'était donc une façon de répondre indirectement et de manière très incarnée à la réalité dans laquelle se trouvent de nombreuses populations face à la volonté d'avoir un enfant.
TV5MONDE : Vous consacrez plus d’une dizaine de pages à Toros Aladjajian, « tireur argentique émérite, esthète du noir et blanc » écrivez-vous. Il a travaillé avec les plus grands photographes : Henri Cartier-Bresson, Willy Ronis… Etait-ce une volonté de mettre en avant ce métier presque artisanal, au moment où le numérique étend son hégémonie ?
Alain Frilet : Toros est né en Palestine, à Haïfa, en 1945, d’un père orphelin à la suite du génocide arménien et d’une mère née à Beyrouth, elle-même fille d’orphelins. Il a grandi au sein de la communauté arménienne de Jérusalem. Il a découvert la passion de la photographie tout gamin. Et on le retrouve aujourd'hui à la tête d'un des laboratoires les plus prestigieux que l'on connaît en noir et blanc, et qui a eu comme clients parmi les plus grands photographes du siècle passé.
Mais il n’y a pas de parti pris dans cette mise en avant du travail de Toros. Comme l'a dit Toros lui-même, dans le numérique on fait aussi des choses extraordinaires. C’est surtout une façon de rendre hommage à un homme qui a été un des fleurons de son époque en ce qui concerne la photographie argentique. C'est un artiste, ou plutôt un artisan. C'est quelqu'un qui aime le travail bien fait, qui est capable de consacrer des heures à une épreuve, un tirage. Un homme qui va écouter attentivement le photographe, par rapport à ce qu'il espère voir du travail accompli.
Toros est un homme d'une autre époque. C'est un peu le dernier des Mohicans. Aujourd'hui, il n’y a plus beaucoup de monde qui travaille à l'argentique ; même s'il y a actuellement un petit regain d'intérêt pour renouer avec la chimie de la photographie, qui était quand même quelque chose d'assez exceptionnel. La chimie de l'argentique, c'est un autre rapport au temps, c'est un autre soin. Ce n'est pas du Photoshop. On ne bidouille pas avec les pixels, mais avec l'âme de la photographie.