Fil d'Ariane
La mort, Jean-Louis Trintignant avait appris à l'apprivoiser :"Quand je signe des autographes, comme je ne vois plus grand chose, c’est difficile mais bon, je signe "Jean-Louis Trintignant’ et je précise en dessous "à la fin de sa vie".
En mai 2017, il confiait au journaliste Laurent Delahouse : "J'ai jamais pensé que j'était un type exceptionnel parce que je faisais du ciné.."
Et pourtant...
Quelle vie ! Quelle filmographie !
Depuis une vingtaine d'années, l'acteur avait choisi de vivre à Uzès (Gard) , ne reprenant le chemin des studios ou de la scène que lorsqu'il était passionné par un projet.
Ce grand amateur de poésie aura silloné les routes de France jusqu'au bout de ses forces pour réciter dans des salles toujours combles les auteurs qui lui tenaient à coeur : Boris Vian, Alain Leprest, Robert Desnos : "À la fin du spectacle, disait-il, je récite un poème du Canadien Gaston Miron, avec une musique de Piazzolla interprétée par l’accordéoniste Daniel Mille, et je le dédie à ma fille Marie, morte il y a quatorze ans, avec laquelle j’ai beaucoup joué sur scène."
L'acteur était né le 11 décembre 1930 à Piolenc (Vaucluse) d'un père industriel, très marqué à gauche et d'une mère fine et sensible, très croyante, capable de réciter par coeur les tragédies de Racine ou de Corneille.
Avec son frère ainé, d'une santé très fragile, il se rend chaque dimanche à la messe. L'acteur confiera : " C'était un spectacle qui m'enthousiasmait. J'étais émerveillé par ce prédicateur qui faisait des discours. Je crois que c'est pour ça que je suis devenu comédien."
Son père prend le maquis et monte un réseau de résistance dans la région. Recherché par la Gestapo, les allemands arrêtent sa femme pour la faire parler.
Au grand étonnement de chacun, la voici bientôt libérée.
En fait, Claire, sa mère, est devenue la maitresse de son geôlier.
À la Libération, l'heure des grandes liesses est aussi l'heure des règlements de compte.
Quand son père revient du maquis, auréolé de son courageux passé, les deux enfants assistent à un terrible spectacle : " Ma mère était dans une charrette, rasée, comme toutes les femmes qui avaient eu des aventures avec des allemands".
L'adolescent de 14 ans n'oubliera jamais la scène et, surtout, il gardera en mémoire la réaction de son père qui, se tournant vers lui demande : " Mais comment tu as pû laisser faire ça ?".
Les années qui suivent sont tristes et révèlent un caractère dépressif chez lui. Il le concèdera au journal Le Monde en juin 2004 : "Je reconnais que je n'ai jamais été très gai ! J'ai eu une adolescence assez heureuse matériellement, mes parents étaient des petits-bourgeois gentils, mais j'ai eu une adolescence très triste, je ne voulais pas entrer dans cette vie, j'ai essayé de me suicider, plusieurs fois.."
Son salut, c'est justement sa mère, Claire, qui va le lui apporter. En 1946, elle lui fait découvrir "Paroles" de Jacques Prévert.
C'est l'éblouissement.
Les mots l'enchantent. Il est donc possible de jouer avec et de faire naitre des émotions. Il fait semblant de suivre des études de droit à Aix-en-Provence avant de s'intéresser au théâtre :"Quand j'ai débuté, on parlait de mon air d'être ailleurs. Cela venait de ma timidité. Je venais du Sud, avec mon accent, mes malaises, mes peurs..." En 1951, il joue dans la pièce "A chacun selon sa Faim" et "Responsabilité Limitée" en 1953 : "Le théâtre, c'est avant tout le verbe. Le comédien doit faire entendre ce que le poète a pensé, senti, écrit, sans faire intervenir le moindre sens critique ou moral. Il doit donner l'impression qu'il improvise ses mots..."
Mais, contre toute attente, c'est la mise en scène qui le passionne. Il suit les cours de l'Idhec, la grande école du cinéma de l'époque. Ses camarades de cours se nomment Louis Malle et Alain Cavalier : "Je me suis inscrit en même temps dans un cours de théâtre. Mais je ne voulais pas être comédien, je me disais que ça me ferait du bien quand je serai réalisateur de connaître les problèmes de comédiens. Plus que dans n'importe quelle discipline, le metteur en scène de cinéma est vraiment le commandant du bateau. "
Il réalisera deux films : "Une journée bien remplie" (1972) et "Le maitre-nageur" (1978).
Succès d'estime malgré l'évidente maitrise de la mise en scène et le choix des sujets imbibés d'humour noir.
Trouvant les productions trop lourdes, trop chronophages et, un peu échaudé, aussi, par ce double insuccès, il ne réiterera pas.
"Et Dieu… créa la Femme", en 1956, le révèle au grand public.
Brigitte Bardot incarne Juliette, jeune femme libre, affolante, féline, séductrice. Elle est convoitée par trois hommes et finit par épouser Michel, joué par Jean-Louis Trintignant.
A la ville, la future star planétaire de 21 ans est mariée avec le metteur en scène, Roger Vadim, 27 ans.
Une idylle se noue avec son partenaire à l'écran. "À force d'être naturelle dans mes scènes d'amour avec Jean-Louis, écrira-t-elle dans ses mémoires je finis tout naturellement par l'aimer. J'éprouvais pour lui une passion dévorante."
L'acteur est lui aussi tombé amoureux de son irresistible partenaire. Bardot quitte Vadim quelques temps après la fin du tournage et achète un appartement pour abriter leur liaison.
Scandale.
Mais e film est un immense succès.
Voici le couple traqué par les journalistes. La pression médiatique est exténuante. Ils finissent par rompre. Bardot gardera un souvenir intense de cette liaison : "J’ai aimé Jean Lou à la folie, je l’aimais comme je n’ai peut-être plus jamais aimé, mais je ne le savais pas, j’étais trop jeune. "
Mais les "évènements d'Algérie", comme on disait pudiquement alors, viennent interrompre son ascension artistique.
Son service militaire le conduit en Allemagne puis en Algérie.
A son retour, il pense arrêter le cinéma et devient même photographe pour l'hebdomadaire l'Express pendant deux ans.
Au coeur de l'été 2003, un drame survient. Sa fille Marie décède sous les coups du chanteur Bertrand Cantat.
Ce drame terrible ravive une blessure jamais refermée, le décès de son autre fille, Pauline, morte en 1970 quelques mois après sa naissance : " Nadine (Nadine Trintignant, sa femme alors ndlr) et moi, nous avions loué un appartement à Rome pour deux mois, le temps du tournage du Conformiste. Nous avions deux enfants, Marie et une petite fille qui s'appelait Pauline. Un matin, alors que je partais tourner, je suis allé embrasser Pauline dans son berceau. Elle était morte, on n'a pas su comment."
Marie Trintignant décède le 1er août 2003.
Condamné en 2004 à 8 ans de prison par la justice lituanienne pour le meurtre de l’actrice, Bertrand Cantat bénéficie d'une libération conditionnelle en octobre 2007.
"La mort de Marie fut la plus grande souffrance de ma vie. Il était impossible d'imaginer un jour sans entendre sa voix, sans voir son sourire. Rien au monde n'aurait pu m'atteindre davantage", confiera-t-il à André Asséo dans "Du côté d'Uzès" (Editions Cherche-Midi).
Pendant deux mois, il sera "un mort-vivant, incapable du moindre mouvement. Deux mois pratiquement sans ouvrir la bouche, sans émettre le moindre jugement" au point qu'il songera même au suicide : "Lorsque la rage est en toi, les sentiments les plus extrêmes deviennent normaux. Mais j'y pense toujours. Tout le temps. J'ignore si la mort peut être plus forte que les rares moments de bonheur que me procurent un spectacle de poésie ou un repas avec un ami."
C'est dans les Cévennes, retiré du monde, qu'il aura connu les moments enfin apaisés, n'acceptant de sortir de sa retraite de comédien que par amitié et par admiration pour Michael Haneke. ou pour rendre hommage aux poètes qu'il aimait par dessus tout.
Il n'évoquait jamais sa carrière, pourtant riche de plus de 130 films. L'acteur, fin connaisseur de vins et producteur lui-même d'un aimable cépage, avait enfilé un manteau d'hermite et ce nouvel état, dûment choisi, lui convenait parfaitement : "Ce n'est pas en voyant un film dans une salle que je me sentirais plus heureux. Un lézard me paraît plus intéressant qu'un film de fiction".
L'acteur s'est éteint.
Il avait 91 ans.
Il a retrouvé Marie.