Ni chichi, ni esbrouffe, ni tape à l'oeil.
Cabaret Picasso, le Bateau-Lavoir est un spectacle dense, où les mots - et quels mots ! - font l'amour avec la musique.
En prenant sa place, le spectateur achète un passeport. Direction Montmartre, année 1904, au Bateau-Lavoir.
Picasso vient de s'installer dans cet immeuble vétuste. C'est là, 13 place Emile-Goudeau, en 1907, qu'il créera Les demoiselles d'Avignon.
Le Bateau-Lavoir ? Un lieu irrespirable en été, glacé en hiver et qui ne dispose que d'un seul point d'eau. Qu'importe. Les loyers y sont modestes. Surtout, l'endroit concentre un nombre inouï de talents affirmés ou en devenir.
On y croise, entre autres, Brancusi, Modigliani, Utrillo, Pierre Mac Orlan, Max Jacob, Guillaume Apollinaire et André Salmon.
Picasso va se lier avec ces trois derniers. Une amitié solide. Entre ces esprits hors du commun, il pétille comme un champagne d'intelligence. Ils ont toutes les audaces. Cela tombe bien : dans ce siècle gamin, tout est à réinventer. Alors chacun rivalise d'audace libertaire pour épater l'autre et l'émouvoir. Et c'est précisément de cela dont parle ce spectacle, de ces émotions artistiques, parfois fugaces, de ces morceaux de vie qui palpitaient alors comme un coeur saignant. La fièvre créatrice se partageait comme le vin. Epoque imbibée de jouissances.
Picasso faisait l'amour avec Fernande Olivier sans imaginer que la guerre approchait. Le coeur d'Apollinaire battait pour Marie Laurencin et les orages intérieurs du poète lui faisaient écrire, tremblant : Oui je veux vous aimer mais vous aimer à peine...
De cette époque-parenthèse, et qui ne durera que quelques années, il nous reste les écrits d'Apollinaire, de Max Jacob et de André Salmon. Trio magique. Tiercé poétique.
Le Bateau-Lavoir nous offre quelques uns de ces textes-témoignages, véritables minutes du plaisir.
Le spectacle ressuscite les mots oubliés. Il leur fait prendre l'air en chansons et en récits. Et nous respirons avec eux.
Un pyjama de poésie et de musique
Jean-Jacques Beineix, très à l'aise, nous conte cette prose enchantée avec conviction. "C'est une lecture, dit-il, mais je suis passé de l'autre côté du miroir ! Quand on s'est planqué pendant quarante ans derrière la caméra, se retrouver ainsi dans les lumières, c'est une sorte de transgression heureuse. J'ai toujours lu et aimé les textes. J'aime la musique des mots."
Les images, cette fois, sont dans les chansons de Franck Thomas et de Reinhardt Wagner. De véritables photographies musicales. Le duo (à qui l'on doit déjà Kiki de
Montparnasse) les habille d'un pyjama de poésie et de musique. Héloïse Wagner et Emmanuelle Goizé interprètent les créations de Cabaret Picasso avec une belle aisance et une complicité jamais prise en défaut. La diction est précise et les voix savent moduler une émotion dont chaque mot est poreux.
Picasso aimait ses amis, qui le lui rendaient bien. Mais qui étaient-ils, ces amis ?
Si l'on ne présente plus Guillaume Apollinaire, il n'est pas inutile de brosser rapidement un bref portrait de Max Jacob et de André Salmon. Et c'est d'ailleurs l'un des mérites de ce spectacle musical, que de ressusciter ces deux esprits magnifiques soumis aux caprices de la postérité.
Max Jacob, l'improvisateur génial
Né en 1876, ce romancier et poète surréaliste, amateur d'éther, est un acrobate de l'imaginaire, un faiseur de nuits éblouissantes et un improvisateur génial. On se dispute sa compagnie et on jalouse son immense culture. Hélas, ses origines juives lui valent d'être arrêté par
trois membres de la Gestapo d'Orléans en février 1944. Le voici interné par la
gendarmerie française au camp de Drancy. Les interventions, entre autres, de Jean Cocteau, Sacha Guitry et Marcel Jouhandeau pour obtenir sa libération resteront vaines. Atteint d'une pneumonie, il y meurt cinq jours plus tard, en mars 1944.
Mystérieux et multiple Max Jacob. L'un des ses fidèles amis, Roger Secretain, brossera plus tard un subtil portrait du poète :
"
Il y a peu d'homme qui ait pu présenter la même diversité humaine. Qui était le vrai Max ? Du breton, du juif, du chrétien, de l'astrologue, du catholique, de l'homme angoissé, de tout enfin qui constitue le personnage qu'il a lui-même crée et dont il a souvent cherché à donner des caricatures, dissimulant ainsi l'homme profond qui était en lui, ce qu'il y avait de vraiment sérieux, alors que justement il ne voulait pas se prendre lui-même au sérieux..."André Salmon, le poète lucide
Né en 1881, André Salmon est un poète, romancier et critique d'art qui fut aussi un peu journaliste.
Il s'installe au Bateau-Lavoir en 1908.
C'est lui qui baptise l'oeuvre de son ami Picasso
Les demoiselles d'Avignon dont il dira en 1920 qu'elle est un "
cratère toujours incandescent d’où est sorti le feu de l’art présent […] commande le départ de la révolution cubiste."
Francis Carco écrira au sujet d'André Salmon : "Ses dons nous confondaient. (...) Ne récitions nous pas de mémoire ces vers du Calumet sur le même endroit du Pont-Neuf où l'auteur les avaient composés ?
"
Nous rentrions très tard, mêlant
des vers purs à des chants obcènes
Et l'on s'asseyait sur un banc
Pour regarder rêver la Seine"
"Cabaret Picasso est une cantate !"
Reinhardt Wagner a écrit le spectacle et signé la musique. "
A l'origine de ce Cabaret-Picasso, précise-t-il
, il y a une commande pour les trente ans du musée Picasso, en 2015, où nous l'avons joué. Philippe Tesson, directeur du Théâtre de Poche a vu notre prestation et nous a demandé de jouer, chez lui, ce spectacle. Pour moi, Cabaret Picasso est comme une cantate. Il y a de la musique, des chansons, de la poésie autour de la vie de Picasso. Il y a deux couleurs : des musiques très contemporaines au piano et des chansons, disons, réalistes".
Manon Elezaar signe ici sa première mise en scène. Et réussit son pari. L'affaire, pourtant, était loin d'être gagnée tant l'espace dévolu aux comédiens est modeste. Mais avec intelligence, elle s'est d'abord appuyée sur les textes. Leur force poétique ouvre de nouveaux horizons et jamais on ne sent les comédiennes à l'étroit. Astucieusement, elles évoluent parmi le public. Et voilà comment les spectateurs présents se retrouvent figurant d'un spectacle de cabaret ! "
Avoir peu de moyens, c'était aussi les conditions de l'époque ! s'enflamme-t-elle
. Les artistes vivaient dans des conditions rudimentaires. L'enjeu était donc de pouvoir recréer cette joie de vivre, cette effervescence avec des éléments de décors assez simples".
Le spectacle dure 1h15. Il est dense, nous l'avons dit, et, peut-être, il aurait été souhaitable d'aménager quelques pauses musicales dans ce feu d'artifice de mots d'esprits et où éclosent à chaque instant des diamants poétiques.
L'attention, en effet, est mise à rude épreuve. Cette réserve faite, on reste séduit par l'intelligence du propos et la grâce qui s'en dégage. Ce Bateau-Lavoir nous lave de la médiocrité ambiante.
Le Cabaret Picasso mérite de butiner les coeurs francophones.
Et pas seulement parisiens.
Du 31 MAI au 14 JUILLET 2016 ( mardi, mercredi, jeudi 20h30)