Mercredi soir, Orange est en beauté. Le ciel limpide, l’or du soleil couchant sur le Théâtre antique, la foule compacte et la chaleur ambiante donnent à la petite ville des airs de capitale lyrique. Les restaurants regorgent de monde, les coussins et chaises pliables s’arrachent à des prix surréalistes, l’air vibre d’impatience: la cité romaine s’apprête à vivre un grand moment. C’est que le plus populaire des opéras de Verdi tient l’affiche avec le retour très attendu, après 38 ans d’absence, de Placido Domingo.
Diana Damrau ne chante malheureusement pas Violetta pour raison de santé. Mais Ermola Jaho, qui la remplace au pied levé après avoir incarné Cio-Cio San quelques semaines plus tôt sur la même scène, fera oublier la défection de la soprano allemande. La captation télévisuelle en témoigne, suivie en léger différé par plus d’un million de téléspectateurs. Cette Traviata s’inscrit bien comme le plus important événement grand public de l’été lyrique.
Amphithéâtre d'Orange comble pour la #Traviata Mise en scène grandiose Joyau de la culture européenne #chorégies pic.twitter.com/c5SWL6r9Hd
— Hervé de Lépinau ن (@HdeLepinau) 4 août 2016
Pourtant, les orages politiques et financiers ont tournoyé sur cette édition. Raymond Duffaut, directeur des Chorégies depuis 34 ans a démissionné en mars suite à des désaccords avec le maire d’extrême droite Jacques Bompart. Le président Thierry Mariani, en place depuis 20 ans, a fait de même pour protester contre la nomination du successeur Jean-Louis Grinda, aussi directeur de l’Opéra de Monte Carlo. Et l’Etat s’en est mêlé, menaçant de supprimer ses subventions si la gouvernance ne se normalisait pas. Après moult polémiques et divers arrangements, un nouveau binôme (Christine d’Ingrando à la présidence et Jean-Louis Grinda à la direction) a finalement repris la programmation au vol. Et La Traviata a réuni tous les suffrages.
On sait ce qui fait le succès de ce genre de production. Des ouvrages populaires, des artistes renommés, des mises en scène bien classiques et du grand spectacle. Mais ce qui assure la réussite de cette Traviata se situe aussi ailleurs. Bien sûr, il y a l’abondance des trois chœurs (Angers/Nantes, Marseille, Avignon) réunis sur le plateau pour faire honneur à la vaste scène que surplombe l’empereur Auguste. Mais à part cette multitude qui semble parfois s’écouler comme un épais flux noir, la simplicité, la sobriété, l’efficacité et l’esthétique dominent.
L’Argentin aime les matières, leurs mises en formes et leurs caressantes moirures. Ses costumes soyeux sont un régal. Et son décor nocturne, un rêve. Quelques projections de lustres à bougies pour le luxe des fêtes, de pluie pour les larmes, d’arbre vert pour l’espoir et la renaissance à la vie ou de rouge pour le combat de l’amour contre la maladie, se reflètent sur l’imposant verre cassé. Violetta traverse ainsi la béance de sa vie brisée dans l’évidence. Cette intelligence de propos ne recule pas devant un ciel étoilé où la courtisane repentie finit sa course. C’est là sa force: séduire sans renoncer au sens. La puissance, elle, appartient à la musique.
Le jeune chef Daniele Rustioni dirige par cœur, le corps engagé dans une lutte incessante pour porter l’Orchestre national de Bordeaux-Aquitaine sur les crêtes de la passion et de l’évanescence. Il faut le voir, incliné vers l’arrière comme un cavalier retenant sa monture, la main gauche électrisée, le visage grimaçant ou les coups tête de footballeur pour donner l’impulsion aux musiciens. Il y a chez ce jeune loup de la baguette quelque chose de toscaninien et une plastique gestuelle héritée de Muti: attitude impérieuse et irrésistible. L’orgueil et la dureté en moins. Suivre ses tempos de cheval fou, ses pianissimi éthérés et la sensualité veloutée de ses sonorités tient de l’aventure. Des décalages entre fosse et plateau le soulignent, mais l’orchestre s’en voit transfiguré. On se réjouit de suivre ce nouveau chef de l’Opéra de Lyon…
Et puis il y a les voix. Celle, brûlante et suave d’Ermonela Jaho, suit les inflexions d’une musicalité à fleur de peau sur un tempérament de feu. Visage tragique à l’Anna Maniani, corps de liane, sensibilité d’ange: la soprano albanaise incarne brillamment Violetta, écartelée entre Eros et Tanatos. Après un vibrato poitrinant et des minauderies en début de spectacle, la belle Albanaise déploie progressivement son chant et affine son jeu.
L’autre grand bonheur vocal de la production c’est Placido Domingo. Trois-quarts de siècle et toujours royal. Sa voix? Ses voix, plutôt, tant il réunit la virilité vaillante du ténor et celle, profonde et solide, du baryton. Clarté boisée… Son Germont? Noble, racé et humain. Qui d’autre que lui pour rendre si naturellement le passage de la vie et de l’expérience, les questionnements d’un père et d’un homme? Son retour à Orange le consacre toujours plus haut.
Il est difficile, dans ces conditions, de rivaliser. La Flora vive et pulpeuse d’Ahlima Mhamdi révèle le beau caractère et l’aisance de cette mezzo prometteuse, qui vient de terminer son cursus de jeune soliste en résidence au Grand Théâtre de Genève. Francesco Meli, après une attaque basse des notes qui finit par se stabiliser, offre un Alfredo au timbre argentin et à l’expressivité vibrante. Quant au reste de la distribution, il se situe à un niveau homogène.