Un théâtre est toujours une aventure culturelle mais c'est aussi une entreprise. Avec une équipe, des moyens, un modèle économique, des objectifs... Exemple avec Le Théâtre des Déchargeurs, situé en plein cœur de Paris.
« Les Déchargeurs » ? Une vraie fabrique, au sens noble du terme. Ce théâtre, créé au début des années 1980, découvre, lance des spectacles et aide de très nombreux artistes à se professionnaliser. Il répond à des acteurs, des musiciens confirmés, désireux de tenter de nouveaux formats. Cerise sur le gâteau : Philippe Geluck, papa du Chat, dessinateur adulé des francophones, est un jour passé par là. Il a déposé l’empreinte de sa patte facétieuse sur une fresque monumentale qui, dès l’entrée du théâtre, invite chacun à jouer la carte de l’adoption… d’un fauteuil en déshérence.
Guillaume Apollinaire, Michel Houellebecq, Samuel Beckett, Israël Horovitz sont, pour l’heure, simultanément à l’affiche. Avec d’autres. Olivier Py, Michael Lonsdale, Mario Gonzalez se sont essayé dans ces murs. Des acteurs comme Denis Lavant s’y produisent, de même que des musiciens et des chanteurs, sur les traces d’Emily Loiseau, des Têtes Raides, d’Arthur H, d’Antoine Chance (premier lauréat des « Jeunes talents » de TV5MONDE) ou de Vincent Delerm. Beaucoup ont fait ici leurs premières armes. La poésie y fait aussi salle comble. Et les soirées citoyennes viennent d’y prendre leur envol grâce aux « Amis des Déchargeurs », particulièrement présents dans l’animation des lieux.
Un duo de quadragénaires passionnés aux commandes
Ne dîtes pas à Ludovic Michel, son co-directeur avec Lee Fou Messica, que sa programmation est « éclectique » ! Il déteste le mot. L’homme est loin d’être un touche-à-tout. Lorsqu’il est arrivé de Besançon aux Déchargeurs pour y produire un spectacle autour de la poétesse Anna de Noailles, voici 25 ans, le lieu était déjà un « bastion ». Il n’en est jamais reparti, pris par la passion que lui inspirait l’implication de l’équipe menée par Vicky et Lee Fou Messica.
Nous sommes à deux pas du Châtelet à Paris. A l’époque des Halles, le bâtiment qui abrite aujourd’hui Les Déchargeurs était un hôtel de maître. Avec sa façade, sa cour intérieure et son escalier, aujourd’hui classés, les lieux qui avaient hébergé le premier directeur de l’Opéra de Paris servaient à faire mûrir des bananes et affiner des fromages, jusqu’à leur fermeture au début des années 1970.
Vicky Messica venait de débarquer de Tunisie. Il accompagnait Claudia Cardinale pour un
casting. Ses origines mêlant sangs grec, russe, italien lui donnaient un tel charisme, qu’il convainquit immédiatement la propriétaire du bienfondé de son projet artistique et de l’adéquation des lieux. Il consacrera trois ans à mettre en place son théâtre, grâce notamment à ses gains de jeu : «
Vicky était grand joueur de poker. Il jouait avec Yves Montand, Serge Reggiani. Des fortunes misaient sur lui. Le soir il venait dire de la poésie ici. » Vingt-trois tonnes de gravats seront évacuées… pour laisser place aujourd’hui à deux petites salles de spectacle, un club de poésie dans les caves voûtées, un joli bar où le Chat de Philippe Geluck côtoie des photos de SDF. Et un grand bureau vitré, à fleur de cour, où règne l’atmosphère d’une ruche plus qu’active.
La prise de risques chevillée au corps et au cœur
C’est que le Théâtre des Déchargeurs est bien plus qu’un théâtre classique. Trente-cinq ans qu’il tourne. Ludovic Michel et Lee Fou ont d’ailleurs décidé de mener un long travail de patrimoine sur la vie du lieu après avoir célébré récemment l’anniversaire de son ouverture avec Christopher Hampton. Une manière de prouver la légitimité de son activité, son utilité vitale dans le métier. «
Nous assurons chaque année quelque 640 levers de rideau », confie Ludovic Michel.
En février, ce ne sont pas moins de dix spectacles de théâtre qui sont proposés simultanément aux spectateurs. Certains sont présentés en primeur ou repris, avant de partir sur de grands plateaux. Encore tout récemment à l’affiche « Le Dépeupleur » de Samuel Beckett dans une mise en scène d’Alain Françon (ancien directeur du Théâtre de la Colline) et interprété par l’immense comédien Serge Merlin (oui, oui, le peintre un peu fou du film « Amélie Poulain ». Il va reprendre le spectacle en avril au Théâtre de la Ville, puis au TNP de Villeurbanne, passant ainsi d’une jauge de 80 à plus de 600 spectateurs.
D’autres spectacles émanent de professionnels qui démarrent ; ils ont, le cas échéant, reçu des aides à l’écriture ou à la production et viennent ici pour susciter si possible des tournées ultérieures. D’autres encore arrivent depuis des scènes situées ailleurs en France, petites troupes, mais aussi scènes nationales ou régionales, pour se faire découvrir des Parisiens.
Tous les cas de figure se retrouvent, tous les types de contrat, les Déchargeurs jouant – au travers de ses deux petites salles - la partition de la production ou de la co-production, de la réalisation ou de la co-réalisation, de l’accueil, etc. Cette activité, cette prise de risques est rendue possible grâce aux autres métiers de l’équipe. Mais les équilibres restent fragiles…
Aider les professionnels et nouer des partenariats à travers la France, la Suisse, le Liban, la Bulgarie et au-delà
L’équipe a développé des outils, des réseaux, noué des partenariats, tels ceux qui la lient de manière très suivie au Printemps des Poètes à Paris, ou au Théâtre des Halles dirigé par Alain Timar à Avignon. «
Depuis trois ans, nous apportons une "aide à la direction" dans ce théâtre municipal et labellisé DRAC, qui va inaugurer sous peu des résidences d’écriture ».
Les liens peuvent être aussi plus ponctuels, comme c’est le cas avec le Théâtre du Rond-Point à Paris, la Scène nationale de Châteauvallon, le Théâtre d’Antibes (avec Daniel Benoin), le Théâtre Liberté de Toulon (où officie Charles Berling), le Théâtre du Crochetan à Monthey en Suisse, ou encore le Théâtre du Passage à Neuchâtel…
«
Nous sommes probablement les seuls à avoir développé autant de pôles d’activités, ce qui nous donne une belle visibilité dans le milieu. Nous aidons les compagnies, si elles en éprouvent le besoin, à élaborer leur budget, leur cahier technique avec les différents scénarios utiles selon les configurations dans lesquelles elles vont se produire ensuite. Nous intervenons en outre, fréquemment, sur la circulation des spectacles.
Nous tenons aussi à nos rencontres autour de poètes. Vicky Messica, le fondateur des Déchargeurs, avait ouvert la voie, lui qui détenait les droits de Blaise Cendrars. Nous organisons toutes les trois semaines, une rencontre, un échange, mêlant des poètes qui ont pignon sur rue sans toutefois que le public sache toujours qu’ils ont touché à la poésie (c’était le cas récemment avec Tahar Ben Jelloun et Michel Onfray) avec des écrivains méconnus, tel Hervé Annoni, qui, le jour est peintre en bâtiment, et qui anime nos soirées "Poésie mon amour" ».
Sans parler des lettres que Guillaume Apollinaire envoya durant toute la Première Guerre mondiale à son aimée, et qui font l’objet d’un spectacle selon l’adaptation à la scène assurée par Pierre Jacquemont : « C’est le petit-fils du poète qui les lui a confiées car elles n’avaient jamais été publiées, à quelques exceptions près, par Gallimard. » La lecture à deux voix intitulée « Madeleine, l’amour secret d’Apollinaire » est un petit bijou de tendresse et d’émotion (jusqu’au 27 mars).
Ludovic Michel est intarissable quand il évoque les projets du Théâtre : de « I feel good », une pièce écrite par un jeune auteur, Pascal Reverte, sur une rencontre hallucinée entre un homme et une femme, le temps d’un bref évanouissement dans un service de réanimation, qui sera jouée à partir du 21 février. De la production de « Cloué au sol » avec Gilles David, sociétaire à la Comédie Française, qui va être montré au Théâtre du Rond-Point.
Jusqu’à la venue, imaginée avec l’ami des Déchargeurs, Jean-Pierre Siméon, d’Anouk Grinberg qui jouera « La Femme qui parle à ses pieds » la saison prochaine, en passant par un grand rendez-vous programmé pour fin mai, avec la mairie du 1er arrondissement de Paris, le Conservatoire, le Forum des Halles, la Comédie Française : «
Pendant trois jours nous proposerons "Le Théâtre tient parole" avec des spectacles gratuits dans différents lieux. On se battra ici aussi pour faciliter l’accès à la culture. »
Autres rendez-vous attendus parmi une foultitude : la relecture du texte « La France contre les robots » de Bernanos : «
Gilles, son petit-fils, viendra nous parler de son grand-père dont on oublie souvent qu’il s’est fermement opposé au maréchal Pétain. Tout ce qu’il a écrit il y a 70 ans sur l’inhumanité est en train de se vérifier ! » Et Fabrice Luchini, qui viendra à partir du 28 mars, dira des textes de Charles Péguy, Emile Zola, Pascal Bruckner, Sandor Ferenczi et Jean Cau sur le thème « Des écrivains parlent d’argent ».
Les Déchargeurs, c’est aussi parfois des passerelles avec des scènes étrangères, notamment en liaison avec la fondation Alliance française : en Ukraine, en Bulgarie, dans les Emirats, en Colombie, en Chine, en Corée, au Pakistan, au Liban, avec même une incursion dans le théâtre africain.
Une société qui développe l’entraide, cela peut aussi passer par le théâtre
Enfin, ce théâtre multicartes et au profil si ouvert, accueille des « Rencontres citoyennes », initiées grâce aux « Amis des Déchargeurs », à l’initiative de son président François Vignaux et de son complice, le réalisateur Jean-Michel Djian. La ligne poétique des Déchargeurs leur doit beaucoup. L’ouverture sur les questions de santé publique, de solidarité avec les SDF, d’éducation républicaine, au travers de rencontres le samedi en avant-soirée est leur initiative et elle a immédiatement résonné dans le cœur de Ludovic Michel : «
Les moments que nous avons passés ces dernières semaines avec le Samu social et avec la Ligue de l’enseignement m’ont énormément ému, moi qui ai été élevé grâce au Secours populaire. Que serions-nous aussi sans Victor Hugo, son discours à la République, porté par Juliette Drouet… Parmi mes récentes émotions, celles nées d’un débat autour de la personnalité de Jack Ralite, animé par Franz-Olivier Giesbert et Jean-Michel Djian : nos débatteurs sont sortis éreintés et bouleversés du dialogue avec l’assistance. »
François Vignaux, qui exerça dans le passé de hautes fonctions au service de la coopération universitaire francophone et qui soutient aussi l’émergence de documentaires en participant discrètement à des financements participatifs, croit intimement à l’utilité de favoriser les échanges entre les personnes qui bénéficient de programmes d’entraide. D’où sa proposition aux Déchargeurs de dialoguer avec le Samu social : les hôtels qui hébergent des familles en difficulté comptent 5 000 enfants qui ne se parlent que si des activités leur sont proposées. Parmi les initiatives de l’équipe du théâtre engendrées par cette rencontre, une représentation offerte de « Play », le spectacle jeunesse joué par Lee Fou Messica, pour des enfants défavorisés.
Il a longtemps été question que le Théâtre des Déchargeurs soit théâtre municipal. «
Nous le souhaitions », aquiesce Ludovic Michel. Le ministère estimait que c’était à Paris de gérer la situation. «
Nous aimerions tellement que le ministère, avec lequel nous travaillons très harmonieusement, nous labellise. L’année 2016 a été très dure. Les attentats ont été "meurtriers
". L’écriture contemporaine est plus complexe à faire vivre. De grands créateurs qui ont quitté la direction de grandes salles nationales sont obligés de louer des salles à Paris pour poursuivre leur travail. Ce n’est pas normal. Nous en aidons, comme Claude Regy. On pourrait attendre que le Théâtre des Déchargeurs soit reconnu comme un lieu de diffusion nécessaire au centre de Paris. Et pourquoi pas la plus petite scène nationale de France ? Nous sommes la seule de cette taille (80 places) à avoir reçu des Molière et à avoir été nommée à plusieurs reprises. »
Et Ludovic Michel, décidément passionné, convaincu et convaincant, mais aussi tout en retenue, de conclure : « Oui je crois que la poésie peut sauver le monde. Souvenons-nous de ce qu’est la littérature, de ce qu’elle a apporté dans nos vies. »