LES JUSTES, HONNEUR DE L'HUMANITE

Les Justes

En France, c’est à partir des rafles organisées à l’été 1942 dans les deux zones que les gestes de solidarité ou de sauvetage se sont multipliés.

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Au cours de la deuxième guerre mondiale, au péril de leur vie, ils ont sauvé des juifs sans jamais rien attendre en retour. Ils furent des héros sans bruits, sans revendications, des grains de sable dans la machine d'extermination nazi. Dans son livre-enquête, François-Guillaume Lorrain rend hommage à ces hommes et femmes admirables et qui, n'ayant fait qu'obéir à leur conscience, ne souhaitaient pas être admirés.

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 "Il fallait bien les aider". Tout est dans le titre de ce livre ! Il résume parfaitement cet ouvrage qui rend hommage aux Justes parmi les nations. 

Les Justes ? Pour le devenir, il convient de  "Ne pas être juif et avoir apporté une aide, dans des situations où les Juifs étaient menacés de mort, au risque de sa propre vie et de celle de ses proches". Steven Spielberg, avec son film La Liste de Schindler (1993) le montra de manière spectaculaire en évoquant cet industriel allemand à Cracovie, en Pologne, qui sauva environ 1200 juifs d'une déportation vers Auschwitz au cours de la Deuxième Guerre mondiale. Oui, "il fallait bien les aider", ces hommes, femmes et enfants traqués par la police franco-allemande, l'administration vichyssoise, les voisins pétainistes et pour qui chaque jour gagnée était une victoire sur la mort. On pense à Roland Topor qui écrira sur cette période sinistre  : "Les Allemands sont lancés à mes trousses. Ils veulent ma peau. Beaucoup de Français sont des Allemands qui parlent français.» 

Oskar Schindler

Oskar Shindler

Mais la France, n'en déplaise à certains,  ne fut pas qu'un immense cloaque, un organisme uniquement vérolé par les lettres de dénonciations, un pays déchiré entre Résistants et collaborateurs, attentistes et profiteurs. Il y eut aussi des Justes, ces soldats de l'humanité, guidés par leur conscience et leur courage. L'auteur évoque"cet instant décisif où certains, en pleine guerre, ont ouvert leur cœur et leur porte quand d'autres les refermaient".  Ils n'obéissaient à aucun mot d'ordre politique. Ils furent nombreux : avec la Pologne et les Pays-Bas, la France compte parmi les pays qui sauva le plus de juifs. 4 360 personnes ont ainsi été formellement identifiées comme Justes.

Le déclic est venu lors d'une cérémonie d'une remise de médaille de Juste à titre posthume à une certaine Mathilde Gautier. C'était il y a deux ans,  à la mairie du VIIᵉ arrondissement.  Le journaliste François-Guillaume Lorrain, touché au cœur, décide de mèner l'enquête sur ces hommes et femmes extraordinaires. 

Parcourant la France, il a retrouvé des Justes mais aussi des enfants et petits-enfant qui comptaient des Justes parmi leurs ancêtres. Contre toute attente, le grenier de leur mémoire familiale était intact. Avec sensibilité et beaucoup de tact, porté par une  curiosité respectueuse et une admiration discrète, il a réussi à brosser le parcours d'une dizaine de ces sauveteurs de l'ombre qui furent guidés par leur seule conscience.  

François-Guillaume Lorrain

François-Guillaume Lorrain

photo : Richard Schroeder @Flammarion

- Vous écrivez à la toute fin de votre livre, "L'histoire nous invite à agir à nouveau". Vous pensez qu'un livre comme le vôtre, aujourd'hui, avec les montées d'actes antisémites, peut être nécessaire ?

Je ne sais pas s'il est nécessaire,  je n'ai pas la vanité ou l'orgueil de le croire, mais en tout cas, il rappelle plusieurs choses ; que d'abord , l'Histoire surgit au coin de la rue. Les attentats nous l'ont rappelé. L'action des Justes nous remémore que si l'Histoire prend un tournant tragique, il faut pouvoir prendre la bonne décision à tout moment, qu'elle n'attend pas, qu'il y a urgence. L'action des Justes a été cela, c'est-à-dire d'ouvrir la porte, de tendre la main dans la minute, quand les familles se sont adressées à eux, qu'il y avait des menaces qui pesaient sur elles et donc, à ce moment-là,  ils ont pris cette décision courageuse. Ensuite, j'étais frappé de voir que c'est un acte, une action décisive qui s'accomplit vraiment à hauteur d'hommes et de femmes par des gens comme tout le monde, comme vous et moi, dans tous les endroits, qu'il n'y a pas besoin d'être armé pour enrayer quelque chose qui peut sembler irrémédiable. On a tendance à croire que l'Histoire, surtout dans ces circonstances-là, est écrite, qu'il y a une sorte de fatalité et de prédominance, d'hégémonie dans certaines logiques de répression, de certaines administrations, de certaines machines collectives puissantes. Or, l'action des Justes démontre que ce sont des personnes isolées qui n'ont aucun pouvoir, qui sont des "faibles", qui n'ont pas, si j'ose dire, de conscience politique et qu'il existe une réponse possible du faible au fort, que le faible démuni, dépourvu de toute arme, peut contrecarrer la machine a priori toute puissante de l'arbitraire de la répression.  

Votre livre démontre l'extraordinaire diversité des mobiles qui animait ces Justes

Les  premiers Justes ont été des personnes issues des associations protestantes, de réseaux de pasteur, des prêtres, c'est une chose bien connue, avec aussi des personnes avec des convictions politiques, il ne faut pas les écarter.  C'est une manière de dire non au régime de Pétain et à l'occupant. Il y a des patriotes. Une des deux Justes vivantes que je vais voir, Odette, me dit : "J'ai la France dans la peau" et elle a alors 18 ans.  Par ailleurs, je prendrai l'exemple du village d'Aulus-les-bains où il y a une assignation à résidence de 800 juifs.  Ce qui va être déterminant ?  C'est la rafle du 26 août dans toute la zone libre, une rafle tellement importante mais si peu étudiée, si peu connue des français ! Ils ont sous les yeux la violence du régime de Pétain face à plusieurs centaines de juifs qu'ils ont appris à connaître.  Et là, c'est un basculement. Donc, il y a quand même des convictions religieuses, politiques, mais aussi des convictions humanistes. Nous sommes avec des personnes qui ont été élevées dans l'école de la troisième république,  une école des "hussards noirs",  universaliste, très antiraciste qui a prôné ces valeurs-là.  Et puis il y a toute une chaîne de liens. À la logique de l'exclusion mise en place par le pouvoir, répond une pratique de l'inclusion par des liens qui ont pu déjà se nouer auparavant entre les familles juives et les familles non-juives. Il y a un phénomène peu connu et oublié parce que cela ne fait plus partie de notre société : il s'agit des nourrices qui ont accueilli en pension, en vacances, les enfants et les parents avant la guerre. Alors, quand les rafles se précisent, les parents juifs repensent à ces personnes-là qui sont autour du bassin parisien.  Ce sont des liens réactivés. Il y a aussi des liens de voisinage : c'est la personne qui habite en face. 

  • Nous sommes à ce moment de l'Histoire, où les gens n'avaient pas connaissance des camps d'extermination nazis. On était dans un processus d'arrestations et de déportations. Est-ce que ces personnes-là, en aidant ainsi les juifs, savaient ce qu'elles risquaient exactement ?

La question du risque, du danger est sans doute la plus difficile à résoudre puisque tous ces gens-là en ont très très peu parlé. Il y a une sorte de projection entre les risques que ces gens courent d'être déportés et le risque que les gens qui vont les cacher courent eux aussi. 

  • Il y a cet exemple extraordinaire, revenons-y, qui se passe à Aulus-les-bains où des centaines de juifs arrivent dans ce village. L'affaire est une espèce de révélateur humain car la plupart des gens du village ont été admirables avec eux.

C'est une ville thermale. Les habitants ont l'habitude de voir des gens de milieux sociaux étrangers. Mais là, ce sont des juifs étrangers, belges et hollandais, qui arrivent pour la plupart. Il y a très peu de juifs français. Je crois qu'il y a tout simplement une sorte de modus vivendi qui s'établit jour après jour par les multitudes des liens du quotidien. C'est-à-dire que les enfants juifs vont à l'école, il y a des médecins qui sont là alors ils vont soigner les villageois et  les paysans,  il y a des tailleurs et ils vont préparer des habits. Les jeunes vont travailler, avoir des lopins de terre ou bien aller dans certains ateliers... C'est vraiment un des exemples qui montre la force et l'importance du lien quotidien, banal, presque invisible, mais qui va jouer un rôle essentiel dans l'Histoire avec un grand H et avec un petit h pour toutes ces familles. 

  • Il y a ce Monsieur, René Harent, un véritable héros taiseux et aussi Dominique, son petit-fils. Il semble avoir hérité dans ses gènes de l 'incroyable humanité de son grand-père....

On voit là que le Juste est un modèle. Il agit. Il oblige sa descendance à agir de même et il transmet cela de manière silencieuse puisque, il le rappelle, ce n'est pas par son grand père qu'il a su toutes ces histoires-là,  c'est par l'enfant sauvé, Norbert Patalowski, qu'il en a connu les détails. Ce qui m'avait frappé, c'est la résonance actuelle de l'histoire et la résurgence par la nécessité d'établir déjà des recherches. Yad Vashem, en Israël, a compliqué la démarche pour obtenir la médaille des Justes mais, en même temps, a obligé  à commencer à en écrire l'histoire, à la cadrer, à la border par un début d'histoire. Quatre-vingts ans après, il y a aussi une chaîne de mémoire comme il y a eu une chaîne d'entraide pendant la guerre.  Il y a qui des gens comme ça, ici et là, qui s'entraident pour écrire à minima l'histoire de ce salut, de ce sauvetage et donc pour faire en sorte que cette histoire ne soit pas une histoire morte. 

  • 4360 Justes reconnus en France, vous pensez que le chiffre est exact ? 

Vous savez, il y a à Yad Vashem un statut pour le "Juste inconnu", c'est-à-dire celui qui ne sera jamais reconnu.  C'est très symbolique et c'est très important parce que, pour ma part, il y a une loi non écrite qui circule comme quoi il aurait fallu pour sauver une famille sept personnes. Plusieurs familles me l'ont raconté.  Voilà, sept, ce n'est pas un chiffre mathématique,  scientifique. Dans les histoires que je raconte souvent, ça a été par exemple un policier qui croise une vieille dame et qui lui dit : "Ne restez pas chez vous demain...". Il y a aussi Léontine Braccchi qui récupère des gosses et qui après va les placer ensuite aussi dans d'autres fermes. Ces gens-là ne sont pas reconnus.  

. Ils font quelque chose de gratuit, une chose qui n'a pas de prix, et tous, pourtant, restent humbles...

Oui oui... Il y a d'ailleurs un certain nombre de personnes qui ont refusé la médaille. Ils estiment qu'ils ne la méritent pas, qu'il n'y a pas lieu de recevoir une récompense pour cela.  Il y a une humilité dans ce fait. C'est comme si ce silence, qui est consubstantiel à leur action pendant la guerre, se prolongeait après. Ils disent toujours : "c'est normal" c'est-à-dire qu'ils soulignent que c'est un geste ordinaire, comme s'ils passaient sous silence l'exceptionnalité de ces temps-là.  

  • Ce fut, j'imagine, une tâche difficile que d'écrire sur un tel sujet, largement ignoré par le grand public...

    Cela a été quand même un livre de portes ouvertes et de mains tendues. On m'a vraiment ouvert la porte, on m'a vraiment tendu la main, on m'a fait confiance, les familles... Je tiens à saluer Corinne Melou du Comité français pour Yad Vashem. Parce que je n'étais pas le premier à venir la voir. Elle m'a fait confiance, elle m'a dit, "Bon d'accord, je vais vous raconter des histoires..." J'ai senti, au bout de quelques phrases, qu'il y avait une enquête à mener à chaque fois, il y avait des choses à approfondir, des gens à voir, des lieux à visiter. Mais oui, sans elle, je ne faisais pas de livre. J'étais perdu, englouti, noyé.

    "Il fallait bien les aider", quand des Justes sauvaient des juifs en France

    de François-Guillaume Lorrain

    Flammarion éditeur

    336 pages

    prix 23 euros

    N° ISBN : 978-2-0804-3754-9