Vous dites avoir voulu « décentrer le regard » sur l’esclavage. C’est-à-dire ?
Fanny Glissant : On considère souvent l’histoire de l’esclavage du point de vue national, du territoire français et de la métropole. L’accent est donc mis sur notre position universaliste, avec la philosophie des Lumières dont les deux répercutions sont la Révolution Française et l’abolition de l’esclavage d'abord en 1794, puis en 1848. On raconte beaucoup plus cette séquence qui est mieux connue du public. Mais je pense que pour embrasser la réalité de la mise en place de ce système global, il faut faire un pas de côté… un pas de côté immense parce qu’il faut repartir dans le temps et l’espace, à un moment où l’Europe n’est pas forcément au centre d’une dynamique mondiale. Ainsi, pour nous (avec Daniel Cattier, Juan Gélas, coréalisateurs, ndlr), décentrer le regard, cela voulait dire recommencer cette histoire à son origine, autour du continent africain. Mais aussi remettre les Européens à leur « juste » place, celle d’être, dans la traite atlantique, un moteur terrible qui va conduire à un système barbare et constituer ce crime contre l’humanité. Ou encore, de voir comment les dynamiques ont également concerné l’océan indien.
Comment y êtes-vous arrivés ?
F.G : On savait qu’on arrivait à un moment charnière. En France, il y avait un lien entre l’ancienne génération d’historiens qui, dans les années 1950/1960 autour de la question de la décolonisation, se sont intéressés aux problématique des études postcoloniales (théorie des « postcolonial studies » née dans les pays anglo-saxons). Et la nouvelle génération qui, forte de la loi Taubira en 2001 (reconnaissant la traite et l’esclavage comme crimes contre l’humanité), s'est engagée sur la question de l’esclavage. 17 ans après la loi, on a pu voir les résultats de ces travaux.
La particularité de ces historiens, c’est qu’ils ne sont pas restés sur leur territoire national. Ils ont partagé le fruit de leur recherche avec leurs homologues internationaux. Ce qui nous a permis d’entrer dans une communauté scientifique qui s’intéressait à ce problème de façon globale. On a ainsi rencontré une quarantaine d’historiens africains, portugais, brésiliens, anglais ou encore issus du monde arabe. Ce qui a donné ce film choral avec une convergence de regards.
Raconter cette histoire sous un angle économique, c’est inédit. Pourquoi ce choix ?
F.G : Quand on regarde l’histoire de l’esclavage, on voit que la mise en contact des territoires et des populations est bien réelle, entre une circulation autour de la méditerranée, ou des millénaires de circulations dans l’océan indien entre l’Afrique et l’Asie. Cette circulation était soutenue par des échanges commerciaux. Ce qui rendait cohérent une lecture des traites, qui s’insèrent donc dans les réseaux commerciaux sur plus de 12 siècles, c’est bien sûr une analyse géographique mais aussi économique et commerciale. Avant tout, notre film est concentré sur l’histoire des traites, c’est-à-dire du commerce humain, avant d’être concentré sur l’esclavage, qui existe dans toutes les sociétés humaines.
Quelles traces reste-t-il aujourd’hui ?
F.G : D’abord, les 200 millions d’afro-descendants dans le monde ! Il y a aussi les langues qui perdurent sur le continent africain – un espace francophone, lusophone et anglophone. Elles sont les traces des relations entre l’Afrique et l’Europe. Les traces sont tellement immenses. La problématique, c’est surtout de vouloir les regarder et de les travailler pour les restituer à un plus large public possible.
Vous descendez vous-même d'une esclave et d’un maître, ce que vous avez découvert très récemment...
F.G : Cela montre la difficulté de raconter cette histoire, plus que le fait d’être un tabou. Je ne crois pas que ce soit un secret de famille. C’est vraiment une histoire refoulée qu’on met de côté pour pouvoir avancer.
Pour moi, notre travail autour des « Routes de l’esclavage », c’est justement de pouvoir raconter une première fois l’histoire dans son ensemble . Cela doit nous permettre à tous – car c’est une histoire humaine et commune, et nos sociétés sont toutes héritières de cette histoire d’inégalités – de pouvoir la dépasser et de construire nos sociétés futures. Lorsqu’on aura la possibilité de dire sans honte « je suis descendante d’esclave ou de maître », cela indiquera la possibilité du dépassement historique.
Emmanuel Macron a annoncé que la « Fondation pour la mémoire de l’esclavage » (décidé sous François Hollande) ouvrirait en 2018, mais a refusé la création d’un musée, ce que réclame de longue date les associations antiracistes. Que pensez-vous du travail de mémoire en France ?
F.G : La dimension de l’enseignement de l’histoire de l’esclavage est très importante. Mais depuis 2015, on a pu constater un léger recul. L’idée n’est pas de culpabiliser une partie de la population et de raconter l’histoire d’une minorité, mais de raconter cette histoire commune, au sens où elle appartient à tous. De voir que les programmes scolaires se sont réduits autour de cette question et du regard sur l’Afrique – notamment sur les grands empires africains – montre que certains mouvements conservateurs sont parfois à l’action quand il s’agit de la transmission de l’histoire nationale.
La France a parfois des initiatives fortes comme la loi Taubira, une loi unique et très importante, mais a aussi des moments de recul, ce qui montre une position ambivalente. Elle est tiraillée entre son amour de la République une et indivisible et la question des minorités avec leur trajectoire particulière qu’il faut bien prendre en compte. C’est dans ce tiraillement qu’il y a parfois de formidables avancées mais aussi des moments de replis.
Invitée du 64' de TV5MONDE, l’historienne française Catherine Coquery-Vidrovitch est l’auteure de l’essai « Les Routes de l’esclavage. Histoire des traites africaines, VIe-XXe siècle » (Albin Michel/Arte Editions, 2 mai 2018), et conseillère historique de la série-documentaire :