À contre-courant ou presque, la société libanaise semble encore échapper à la vague de radicalisation et de fanatisme qui sévit dans la région depuis plusieurs années.
Si les tensions entre sunnites et chiites, dans le sillage du conflit syrien et de la lutte d’influence entre les deux mastodontes de la région – l’Arabie Saoudite et l’Iran – restent très vives et que certains incidents sécuritaires ou manifestations de haine confessionnelle ont encore lieu sporadiquement, des forces contraires, émanant essentiellement de la société civile, semblent contribuer, dans une certaine mesure, à calmer les esprits, tandis que le mode de vie libéral reste largement la norme dans plusieurs quartiers de la capitale et dans d’autres villes du pays.
L’un des rendez-vous phares célébré chaque année en grande pompe est celui de la fête de la musique. L’an dernier, elle avait rassemblé 90 groupes et accueilli quelques 80 000 personnes à Beyrouth. Rock psychédélique, folk, pop, Blues, jazz ou reggae libanais, jeunes et moins jeunes, de divers milieux sociaux, culturels et religieux, viennent assister chaque 21 juin à cette célébration internationale qui incarne encore, pour beaucoup, la diversité du monde musical et de leur propre société ainsi que les valeurs de tolérance et d’ouverture.
Preuve d’un dynamisme particulier, l’événement beyrouthin a reçu en 2012 le prix du meilleur festival de musique par le magazine britannique Time Out.
Depuis plusieurs années, la scène musicale au Liban ne cesse de gagner du terrain, à l’heure où de nouveaux artistes en herbe émergent, encouragés par une demande locale particulièrement friande.
En dehors de la capitale, les festivités ont déjà démarré le 17 juin et se poursuivront ce soir à Tripoli et Saida – deux villes à majorité sunnite, ainsi qu’à Zahlé - une ville chrétienne dans la plaine de la Bekaa, limitrophe de la Syrie.
Autre élément-clé de l’édition 2016 : la participation du groupe français d’Indie Rock, Baden Baden, et la présence entre le 18 juin et ce matin de l’actuel président de l’Institut du monde arabe (IMA) et concepteur de la fête de la Musique en France, il y a 35 ans, Jack Lang, alors ministre de la Culture sous la présidence de François Mitterand.
« Je voulais absolument être ici pour les 35 ans de cette fête, célébrée désormais dans plusieurs capitales du monde (…). Beyrouth est la première ville de tout l’Orient à s’être lancée dans l’aventure » souligne-t-il dans un entretien. « Durant cette période, où les préjugés, la xénophobie, et les obscurantismes veulent imposer leur loi, l’art et la musique constituent désormais une arme contre l’ignorance (….) et Beyrouth constitue un modèle à ce niveau », ajoute le président de l’IMA.
Baalbeck résiste
Mais la musique n’est pas le seul moyen de contrer le phénomène de repli communautaire ou politique ou encore de terreur, ni la fête de la musique la seule manifestation de ce désir de préserver « l’exception libanaise » face à un voisinage de plus en plus radicalisé.
Les festivals d’été – notamment à Baalbeck, Beiteddine et Byblos – continuent d’attirer autant de spectateurs. Cette année encore, ils accueilleront plusieurs artistes internationaux d’envergure, dont Mika, Jean-Michel Jarre, Lisa Simone ou encore le ballet « Romeo et Juliette » du chorégraphe Angelin Preljocaj.
À Baalbeck, ville située à quelques kilomètres d’une position frontalière occupée par des islamistes, et fief du Hezbollah - milice chiite qui combat en Syrie auprès de Bachar el-Assad – les organisateurs du festival ne chôment pas depuis le début du conflit voisin. « Nous avons même doubler le budget », souligne Nayla de Freij, présidente du festival, qui fête cette année ses 60 ans. « Les liens avec les habitants de la ville ainsi qu’avec le maire sont positifs et se consolident d’année en année (…) Beaucoup de jeunes de la région contribuent aux préparatifs tandis que certains assistants techniques et figurants de spectacles de danse sont originaires de la ville », précise-t-elle.
Même son de cloche du côté de l’Institut français de la Bekaa. Selon son président, Damien Bigot, « les habitants de Baalbeck, sont en forte attente de "normalité". C’est peut-être pour cette raison que chacune de nos activités reçoit un accueil particulièrement enthousiaste », souligne-t-il. L’an dernier, l’Institut a organisé 147 activités dans la Bekaa, allant du conteur pour enfants au concert, en passant par la danse contemporaine. « Beaucoup de nos opérations, en particulier à destination des plus jeunes, sont des invitations à faire l’expérience physique de la diversité religieuse et de l’enrichissement mutuel ». Parmi celles-ci, un festival de théâtre en langue française a été conçu l’an dernier par 150 élèves, venus de tous les villages de la région, et de différentes confessions.
Cette conscience du danger de radicalisation plane désormais sur les festivals et autres activités culturelles, voire dicte même leur programmation. La musique comme les spectacles de danse sont désormais devenus des outils politiques.
À Beiteddine, un concert produit par le festival du monde arabe de Montréal et baptisé « Yamal el Sham » - le titre d’une célèbre chanson syrienne - rassemblera plusieurs artistes arabes le mois prochain, sous le slogan de la paix et de la tolérance dans la région.
Le cinéma de l’escalier à Tripoli
Le contexte actuel n’est toutefois pas sans impact sur la vie culturelle au pays du Cèdre, tandis que la prudence reste de mise. En 2013 et 2014, plusieurs spectacles du festival de Baalbeck ont dû être délocalisés à Beyrouth pour des raisons sécuritaires et d’enlèvements de soldats par des islamistes.
Quant aux instituts français du pays, fortement actifs sur le plan culturel, ils ont redoublé de vigilance depuis un an et demi.
« Ce qui s’est produit à Kaboul ou à Gaza fin 2014, a montré que même le message du dialogue culturel pouvait représenter une cible », rappelle Damien Bigot, en allusion à l’attentat-suicide contre le centre culturel français de la capitale afghane en décembre 2014 et à l’incendie criminel puis l’attentat à l’explosif ayant ciblé le même mois l’antenne existante dans l’enclave palestinienne.
Dans le cas libanais, le conflit syrien s’est accompagné, d’une radicalisation d’une partie de la société dans certaines villes, comme à Tripoli, où la population locale est fortement solidaire de la rébellion syrienne. Un phénomène exacerbé par l’afflux de dizaines de milliers de réfugiés, laissant craindre des actes d'hostilité à l'encontre d'artistes ou du public d'expressions artistiques à caractère occidental.
Ce n'est que récemment que ce phénomène a commencé à fléchir dans la ville.
Là encore, la musique, le cinéma, les graffitis et les cafés culturels ont servi d’armes de contre-attaque. Au niveau de la ligne de démarcation qui sépare le quartier sunnite de Beb el Tebbane du quartier rival de Jabal Mohsen, fief alaouite à Tripoli, un concert de rue a récemment été organisé par l’ONG Utopia suivi d’un « cinéma de l’escalier », tandis qu’un café culturel « Kahwetna » (« Notre café »), visant à promouvoir l’unité entre les habitants de la ville, a ouvert cette année.
« Les Tripolitains sont assoiffés de musique, de culture et tout ce qui les éloigne de la confrontation et de la guerre », insiste Mou’taz Salloum, un jeune artiste de la ville. « De nombreux évènements culturels ont lieu depuis quelques temps, à raison de deux par semaine (…) Certains se poursuivent même durant le Ramdan », se réjouit-t-il.