Fil d'Ariane
"L'Origine du monde" est l'un des tableaux les plus célèbres au monde, certainement l'un des plus scandaleux aussi. Un tableau encore considéré comme pornographique sur le web aujourd'hui.
Et pour autant, le fantasme ne cesse d'entourer l'oeuvre : qui a servi de modèle à Gustave Courbet, le peintre des paysages et des portraits, pour réaliser ce sexe de femme en gros plan, les cuisses ouvertes, privé de visage ?
En 2013, on a cru l'identité du modèle enfin découverte. Dans un article du 7 février, le magazine Paris Match révèle l'histoire d'un amateur d'art qui tombe sur le portrait d’une jeune femme chez un antiquaire.
La toile représente une femme couchée, la tête légèrement en arrière, la bouche entrouverte. Subjugué par la beauté du tableau, le collectionneur l’achète 1.400 euros.
Car l'homme est certain qu’il s’agit de l’œuvre d’un grand peintre. Les teintes sont les mêmes que celles de "L'Origine du monde" et les proportions correspondent. Alors il mène l'enquête, effectue des recherches, consulte des experts. Le cachet du marchand de couleurs parisien auquel il a confié la toile permet d'établir que le tableau a été réalisé entre 1858 et 1869. Puis c’est Sylvie Brame de la Compagnie des experts spécialisés en œuvres d’art qui reconnaît l’auteur : "la touche emportée, ample et sensuelle, la carnation si parfaite, si réaliste" de Gustave Courbet.
L'amateur d'art se tourne alors vers Jean-Jacques Fernier, auteur du "catalogue raisonné" de l'oeuvre de Courbet. Le tableau représentant la tête de femme est envoyé à un laboratoire d'analyse spécialisé. Jean-Jacques Fernier, qui avait émis quelques réserves au départ, semble alors convaincu. Il imagine que le tableau d'origine, représentant le modèle dans son entier, était beaucoup plus grand. En 1866, Courbet n'aurait donc pas peint "L'Origine du monde" comme une œuvre centrée sur le sexe d'une femme mais comme une œuvre complète qui aurait été découpée par la suite pour éviter qu'elle ne provoque un scandale. Dailleurs, Courbet ne l'a jamais signée, ni ne lui a donnée de titre de façon certaine. Seul le bas du tableau aurait été vendu au diplomate turc Khalil-Bey.
Mais Jean-Jacques Fernier aboutit à une seconde conclusion : le modèle de l'oeuvre n'est autre que Joanna Hifferman, la compagne irlandaise du peintre américain James Whistler, une hypothèse que l’historienne de l’art Sophie Monneret avait déjà émise dans un ouvrage publié en 1978.
Christine Orban se saisit de l'histoire pour en faire la trame du scénario de son roman "J’étais l’origine du monde" paru aux éditions Albin-Michel. Dès lors, l'association entre la compagne de Whistler et le sexe féminin le plus célèbre de l’art occidental devient une idée répandue.
Pourquoi "la légende a t-elle pris le pas sur la preuve scientifique", comme l'affirme Thierry Savatier, auteur de l'ouvrage "L'Origine du monde " (éditions Bartillat, 2006) et co-commissaire de l'exposition du musée Courbet ?
A l'automne 1865, James Whistler, accompagné de celle que l'on surnomme "Jo", retrouve Gustave Courbet sur la côte normande. Alors au faîte de sa notoriété, ce dernier appelle Whistler "mon élève", un terme qu'il n'utilisera pour aucun autre. Le peintre américain est de son côté fasciné par Courbet, de quinze ans son aîné.
Quels liens unissent alors les deux artistes et leur muse ? Car Joanna pose pour Whistler mais elle sert aussi de modèle à Courbet.
Joanna aurait-elle pu être celle qui a inspiré Courbet et son Origine du monde ?
Whistler disparaît quelques mois plus tard sans laisser d'adresse... et sans Jo. Nous sommes en 1866, l'année où "L'Origine du monde" est peinte. Jo, seule sans Whistler, se rend à Paris poser pour Courbet.
Mais pour Thierry Savatier, il reste impossible de dire avec certitude " quelle femme fut vraiment le modèle de L’Origine du monde". "Même si Jo avait durant quelques semaines partagé la vie du Maître-peintre d’Ornans à l’époque présumée où celui-ci peignit L’Origine, la probabilité qu’elle eût servi de modèle était on ne peut plus réduite".
Gustave Courbet aurait pu utiliser une source photographique pour composer son tableau. C'est en tout cas ce qu'affirme Thierry Savatier. "Des photographies existent, dans les années 1860, qui montrent des sexes féminins dans un cadrage très proche de celui choisi par le peintre. On sait que Courbet possédait des clichés érotiques (...) et qu’il s’inspirait parfois, pour composer ses tableaux, de photos ou de gravures".
Yves Sarfati, professeur de psychiatrie, psychanalyste et auteur de "L'Anti-Origine du monde, comment Whistler a tué Courbet" (édition Les presses du réel, 2017) rejette lui aussi la thèse défendue par Paris-Match. "On a cru que Whistler a quitté Joanna parce qu'il était fâché contre le tableau de Courbet. Mais l'on sait que Whistler s'est séparé d'elle plus tard, en 1872".
Quoiqu'il en soit, le tableau le plus érotique de l'histoire picturale n'a pas fini de fasciner ceux qui le regardent. Preuve en est qu'il subjuguera encore les esprits et alimentera les fantasmes.
Pour aller plus loin dans les liens entre Courbet et Whistler :