Fêtera-t-on le génial écrivain disparu il y a 50 ans, le 14 octobre 1967 ? Rien n'est moins sûr. Sa vie durant, Marcel Aymé aura refusé les honneurs, irrité les critiques mais séduit un immense public, de tous âges et de toutes conditions sociales. Son oeuvre reste à redécouvrir aujourd'hui.
Bien-sûr, Les contes du chat perché, évidemment Le passe-muraille ou encore le film La traversée de Paris avec un Gabin gueulant comme un beau diable " Jambier, j'veux 2000 francs, Jambier, 45 rue Poliveau ! " mais tout cela n'est pas une oeuvre. A peine quelques éclats.
Marcel Aymé aura produit 18 romans, 9 receuils de nouvelles, 12 pièces de théâtre, et des essais, des scénarios, des préfaces... Une même exigence de qualité pour cette production qui reste à redécouvrir avec gourmandise.
Parce que Marcel Aymé pensait d'abord à ses lecteurs. Sa politesse d'écrivain était de les distraitre intelligement. Son humour acide est au service d'une truculence vitaminée, tonique. Sa verve incomparable irrigue une imagination luxuriante.
Oui, l'écriture de Marcel Aymé est cristaline, merveilleuse de simplicité. On pense à Maupassant qui affirmait : "La langue française, d’ailleurs, est une eau pure que les écrivains maniérés n’ont jamais pu et ne pourront jamais troubler. (...). La nature de cette langue est d’être claire, logique et nerveuse. Elle ne se laisse pas affaiblir, obscurcir ou corrompre. "
Des mots qui semblent avoir été écrits pour les écrivains de sa trempe. Un doute ? Relisons donc le début du Passe-Muraille : " Il y avait à Montmartre, au troisième étage du 75 bis de la rue d'Orchampt, un excellent homme nommé Dutilleul qui possédait le don singulier de passer à travers les murs sans en être incommodé ". Une simple phrase, sobre à souhait, et nous basculons dans l'univers de l'écrivain. Magique, non ?
La hargne des anticléricaux
Marcel Aymé était né le 29 mars 1902 dans la petite ville de Joigny, dans l'Yonne. Son père est brigadier maître maréchal-ferrant, sa mère décède deux ans plus tard. Marcel, benjamin de six enfants, est confié à ses grands parents malternels. ll y affûte son sens de l'observation et fait le plein d'expressions et vocabulaire franc-comtois qui nourriront demain l'authenticité de ses personnages.
La loi de la Séparation des Eglises (9 décembre 1905) lui permet d'observer, de comprendre (et de prendre en horreur) les querelles de clans et autres coteries qui s'écharpent à cette période. Les anticléricaux nourrissent une hargne qui n'a d'égale que le mépris des religieux. Il écrira : "
Mes compagnons d'école, je veux dire ceux qui faisaient avec moi le chemin du retour et souvent celui de l'aller, me menaient la vie dure. On me reprochait hargneusement d'appartenir au clan abhorré qu'on assimilait à une tribu de sauvages, à une bande de malfaiteurs (...) Il y avait aussi la quarantaine, et c'était le plus dur. Pendant un jour ou deux, parfois davantage, on ne me parlait pas, on conversait entre cléricaux en ignorant ma présence". Il prépare son entrée à Polytechnique quand la grippe espagnole, en 1920, interrompt son parcours d'ingénieur.
Son premier roman,
Brûlebois paraît en 1926. Succès critique et ventes en conséquences. Le journaliste et écrivain
Roland Dorgelès remarque : "
C'est un curieux et beau roman que Brûlebois, riche d'observation, d'invention, de fantaisie et qui lance de par le monde des personnages que nous ne connaissons pas.." Il rentre dans "l'écurie Gallimard" qui publie ses deux romans suivants,
Aller retour et
Les Jumeaux du diable. Succès d'estime.
Prix Renaudot 1929
La reconnaissance arrive en 1929. Son roman
La Table-aux-Crevés rate le Goncourt mais obtient
le prix Renaudot. Une bouffée d'air frais.
Dans les indispensables ouvrages que publie Michel Lécureur au sujet de l'écrivain (voir en bas de page), on découvre la situation financière de Marcel Aymé qui écrit : "
Gallimard me dit que je peux désormais compter, en envisageant toutes choses au plus modeste, sur une clientèle de dix
mille lecteurs pour les livres à venir, ce qui me permettrait, avec quelques nouvelles à Candide et ailleurs, des traductions possibles, de vivre sur un pied simple" écrit-il à sa soeur Camille. "
Vers 1930, la littérature, qui semblait devoir n'être pour moi qu'un honorable passe-temps, devint mon métier. Cette tentative d'autonomie, sur le plan matériel, parut bientôt vouée à l'échec. Tout à coup les choses s'arrangèrent lorsque je publiai la Jument verte, qui fut considérée comme un roman licencieux. Les suivants, qui ne l'étaient à aucun degré, déçurent beaucoup, mais il me resta un public qui s'attacha à mes livres pour des raisons meilleures que celles qui avaient fait le succès de la Jument. "
Le monde littéraire découvre alors un homme réservé, presque grave, avare de mots et même carément muet face aux averses de compliments. L'écrivain Antoine Blondin dira de lui : "
Il était perdu dans vos pensées".
C'est que Marcel Aymé est timide. Il enregistre tout. Il considère la célébrité et ses avatars comme une curiosité, rien de plus. Une position qui désarçonne et qui désappointe son entourage. Oui, Marcel Aymé répugne à la grimace du sourire. Il ne se prête qu'exceptionellement au jeu frelaté des mondanités. Il aime à dénoncer "
le confort intellectuel" dans lequel se vautrent ses contemporains.
Invité un soir dans une réception, sa voisine de table s'exaspère de ne pas l'avoir entendu parler au cours du dîner. Elle lui déclare, un peu agacée :
"Tout de même, cher maître, j'avais promis à mes amis de vous faire dire au moins quatre mots !" L'écrivain lui répond avec un demi-sourire : "
Vous avez perdu ! "(trois mots).
Marcel Aymé, un esprit sceptique
Gallimard le mensualise en mars 1931 et Marcel Aymé, pour arrondir ses fins de mois, devient critique littéraire puis scénariste. Il ne vit pas pour autant dans une bulle fictionnelle. Le voici également aussi journaliste pour Marianne. Le procès de
Violette Nozière, cette jeune parricide de 18 ans qui défraie alors la chronique judiciaire et qui vient d'être condamnée à mort, l'indigne. Lors de la reconstitution du crime, il note "
la foule carnassière" prompte à condamner déjà l'accusée. Il dénonce le fait que l'inceste présumé n'a pas été évoqué lors des débats. Il écrit, cinglant :
"La victime, mécanicien aux chemins de fer, était un travailleur, je veux dire un honnête travailleur, car les deux mots sont inséparables. Or,un honnête travailleur ne couche pas avec sa fille, c'est bien connu. Ou alors, où irions-nous ?". La France, qui n'aime rien tant que les étiquettes, est bien embarrassée à son sujet. Est-ce un écrivain de droite ou de gauche ? Marcel Aymé écrit en effet dans des journaux de courants divers.
En vérité, il est un esprit sceptique et, surtout, un libre esprit. Il publie sans se soucier vraiment de la couleur des journaux qui lui accordent leur hospitalité. Ce qui est imprudent. Il publie ainsi cinq nouvelles dans
Je suis partout, le principal journal collaborationniste et antisémites en France au cours de la deuxième guerre.
Est-ce par estime pour
Robert Brasillach, écrivain rédacteur en chef de l'hebdomadaire d'extrême-droite ? Au moment de sa condamnation à mort, en 1945, Marcel Aymé, avec d'autres intellectuels, dont, notamment,
Jean Cocteau,
Colette, François Mauriac, prendra sa défense. En vain. Robert Brasillach sera fusillé au fort de Montrouge et ce soutien, particulièrement courageux en ces temps d'épuration, lui vaudra de très solides inimitiés. C'est oublier la position de Marcel Aymé contre le port de l'étoile jaune et les infamantes mesures disciminatoires.
La faillite des illusions
En souvenir de cette époque ô combien troublée, l'écrivain écrira en 1952
La tête des autres, une charge contre la peine capitale et qui fera un énorme scandale. Quelques années auparavant, en 1948, il a publié
Uranus, roman sur l'hypocrisie et où se démènent une farandole de personnage peureux, cyniques et iconoclastes. Mention spéciale à Léopold, alcoolique, ancien lutteur de foire devenu propriétaire de bistrot, qui découvre, bouleversé, la beauté de Racine et essaye de l'imiter en vers. Claude Berri en tirera un film savoureux en 1990
Mais Léopold finira abattu par les gendarmes. Ses coups de gueule et son encombrante franchise sont devenus dangereux pour le village à l'heure des règlements de compte.
Car chez Marcel Aymé, il n'y a pas de grosse rigolade. Tout se paie au prix fort. L'écrivain allume ses projecteurs sur la laideur humaine. La faillite des illusions donne un spectacle grinçant qui frise régulièrement avec l'amertume. Le rire se colore de teintes inquiétantes.
Marcel Aymé, maître du fantastique
Dans le conte
Rechute, une loi a institué l'année de vingt-quatre mois. Le matin du jour où elle est promulguée les Français se réveillent rajeunis de la moitié de leur âge. Les fiancés de la veille ont douze ans et neuf ans. La grand'mère est revenue à ses trente-quatre ans. Elle va se marier, au grand dam de la famille qui salivait en pensant à l'héritage qui approchait... Dans une autre nouvelle, un adjudant retraité vient vivre avec sa sœur dans un pavillon du faubourg d'une petite ville. Mais l'affaire tourne mal. Les deux en viennent à se détester. L'ex-adjudant tire sur elle des coups de revolver. On l'arrête. Marcel Aymé conclut : "
Dans sa cellule Josse pensait avec satisfaction aux années de bagne qui l'attendaient. Il lui semblait renaître à un monde cohérent : où les hiérarchies et les consignes calaient sa conscience et le protégeaient contre les aventures sentimentales. "
L'un de ses plus célèbres ouvrages, et très gros succès d'édition, reste les Contes du Chat Perché, dont le premier recueil, paru en 1934, fût successivement augmenté en 1939, en 1950 et en 1958, année où Marcel Aymé, qui savait flairer les personnes de talent, signera au dos du premier album de Serge Gainsbourg : " Il chante l'alcool, les filles, l'adultère, les voitures qui vont vite, la pauvreté, les métiers tristes. (...) Je souhaite à Gainsbourg que la chance lui sourit surtout qu'il le mérite, et qu'elle mette dans ses chansons quelques taches de soleil."
Le 16 octobre 1967, deux jours après le décès de l'écrivain, Jean Anouilh rend un hommage appuyé à son illustre confrère. "Sans Légion d'honneur, sans jeune ministre ému, sans honneurs militaires et sans brochette de vieillards déguisés, le plus grand écrivain français vient de mourir. Je l'aimais trop pour lui écrire un adieu ému. Je ne parlerai même pas de celui qui, dans des temps d'imposture, avait mérité le surnom de "Môme Courage", ni de sa bonté, de son humanité profonde, de cette tranquille simplicité, qui en faisaient ce phénomène presque introuvable à Paris : un homme"
Pour en savoir davantage
La biographie la plus complète de Marcel Aymé, fruit du résultat de plusieurs années de recherches et où abondent de très nombreux documents inédits est signée Michel Lécureur (Edilivre Editions). Elle est disponible en trois volumes :
Vol.1 : ‘‘Marcel Aymé : de l'anonymat à la célébrité (1902-1939)’’
Vol.2 : ‘‘Marcel Aymé et les conflits (1940-1967)’’
Vol.3 : ''Marcel Aymé devant l'Histoire'' Edilivre