Michel Butor, l’irrésistible échassier littéraire, s’est envolé

L’écrivain est décédé à l’âge de 89 ans. Ami de Genève, il a marqué la littérature, et installé le Nouveau Roman, avec La Modification.
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Il s’est définitivement envolé, le butor, l’oiseau de papier, l’échassier de la littérature, lui qui était toujours en mouvement, toujours en route, toujours en éveil. Mobilis in mobile, comme le Capitaine Nemo, son compagnon de vagabondages. Dans son sillage, Michel Butor aura exploré à peu près tout ce que l’esprit est capable d’assimiler. Et s’il vivait loin du monde depuis trois décennies dans une maison baptisée "A l’écart" – à Lucinges, un village haut-savoyard –, il se disait citoyen de l’univers, le nez au vent, l’œil pointé vers les quatre horizons.
 
 
Il fallait le voir virevolter, à la recherche d’un livre ou d’une citation, dans son vaste bureau, un ermitage haut perché, semblable tout à la fois à une officine d’alchimiste, à un atelier de typographe, à une hutte précolombienne, à un musée d’objets introuvables et à la librairie de Montaigne.

Il a enseigné à l’université de Genève

Ancien professeur à l’Université de Genève où il avait rejoint son ami Jean Starobinski en 1974, écrivain au long cours affublé d’une barbe hugolienne et de salopettes désormais légendaires, Butor était le dernier des Mohicans d’une génération ô combien illustre et remuante, celle qui, retranchée aux éditions de Minuit après la Seconde Guerre mondiale, a chamboulé la littérature sous la bannière de Nathalie Sarraute, d’Alain Robbe-Grillet ou de Claude Simon.
 
Ils rêvaient de rallumer les feux vacillants de la modernité et Butor fut un formidable pionnier en la matière, parce que cet alchimiste du Verbe, amateur d’illuminations rimbaldiennes, était un extraordinaire inventeur de formes littéraires. Toujours en quête de nouveauté, nourri d’une culture magistrale, il fut aussi un défricheur infatigable, un homme-orchestre qui adorait prendre les chemins de traverse pour faire sortir la littérature de ses ghettos: au carrefour de tous les arts, il a su s’imposer dans des domaines aussi divers que la réflexion sur la peinture et la musique, la poésie ou la critique littéraire.

Une vie dans le monde

Né en septembre 1926 dans le nord de la France à Mons-en-Barœul, Butor a fait des études de philosophie à Paris puis, devenu professeur, il a passé sa vie à voyager entre l’Egypte, l’Angleterre, les Etats-Unis et le reste du monde. Son œuvre, elle, a commencé sous le signe du roman – un genre qu’il disait "trop étriqué" et qu’il avait abandonné dès le début des années 1960 – puis elle a littéralement éclaté, dans deux directions parallèles : le dialogue avec les arts (la fameuse série des Répertoires, véritable encyclopédie culturelle) et la rêverie poético-géographique (les divers volumes du Génie du lieu).
 

Son œuvre s’est encore considérablement élargie pour devenir une galaxie en perpétuelle expansion, et on a vu Butor se frotter tour à tour à la musique (Beethoven et bien d’autres), à l’ethnographie (l’exploration des mythes australiens dans Boomerang), au monde onirique (les cinq volumes des Matières de rêves) et aux arts visuels, lesquels lui inspirèrent les très belles études regroupées dans Illustrations et dans Les mots dans la peinture.

Il écrivait, disait-il lors d'un entretien en 2012, pour "trouver une place dans la société" :
 

Et donc, le chef de file du Nouveau Roman

Mais Butor restera également comme l’un des chefs de file du Nouveau Roman, cette "école du regard" où il a été l’un des premiers à rompre avec les procédés traditionnels de la narration, au fil des années 1950. Tournant le dos à la linéarité classique, les romans de Butor sont des machines complexes qui brouillent nos rapports au temps et à l’espace. Dans L’emploi du temps, par exemple, le lecteur déambule à travers une ville anglaise labyrinthique, tout en assistant à l’éclatement de la chronologie.
 
Dans La modification – prix Renaudot 1957 –, ce même lecteur est saisi de vertige face à une histoire qui, rédigée à la deuxième personne du pluriel, se déploie à la manière d’un gigantesque travelling ferroviaire, entre Paris et Rome. Mêmes jeux de miroirs tout au long de Degrés, où la description d’un banal cours d’histoire-géographie dans un lycée reflète toute la complexité de l’univers.
 
Les Œuvres Complètes de Michel Butor ont été publiées aux éditions de La Différence, sous la direction de Mireille Calle-Gruber
D’une audace à l’autre, l’écriture de Butor est toujours restée "ouverte", comme dirait Umberto Eco, et elle suscite une infinité d’interprétations tout en combinant diverses techniques: variations typographiques, mélange de couleurs dans le texte (dans Boomerang, par exemple), détournements de citations, répartitions sérielles à l’intérieur des textes…

Ces dernières années, la poésie... et une statue 

Ces dernières années, l’auteur de Jouet du vent, une expression qui le définit assez bien, ne s’était plus consacré qu’à la poésie et aux livres écrits en collaboration avec des artistes – plus de deux mille titres à son catalogue ! Transgressant les frontières entre les différents genres, mêlant le savoir le plus érudit et la fiction la plus extravagante, l’œuvre du "butordinateur" n’a pas d’équivalent au XXème siècle car c’est un chantier magistral, le théâtre de multiples métamorphoses.
 
Tel un chaman, celui qui disait être "un inconnu célèbre" veillait inlassablement sur les rêves de son temps, ses mythes, ses utopies. Butor ? Un aventurier du savoir dont on peut croiser la statue à Genève, coulée dans le bronze au rond-point de Plainpalais : debout sur le bitume, une valise à ses pieds, prêt à prendre le large. Belle façon de nous faire signe et de nous inviter à le suivre, par-delà le silence, par-delà l’absence.