Migrants : Nassim Rouchiche photographie les fantômes d’Alger

Pour illustrer la situation des migrants d'Afrique subsaharienne, Nassim Rouchiche s’est plongé dans le quotidien de ces Algérois, les invisibles de la société. Résultat : une série de clichés saisissante, où des silhouettes en filigrane hantent un espace en noir et blanc.
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Cette photo est la préférée de Nassim Rouchich. "Elle dégage toute leur force  de survie. Sur certaines photos, ils rêvent les yeux levés au ciel, sur d’autres le regard rivé au sol trahi l'abattement, mais sur celle-ci, c’est la vie qui est présente."
©Nassim Rouchiche
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Reflets, ombres ou filigranes. Des hommes et des femmes en noir et blanc, tels des fantômes, flottent en transparence sur l'image. Des visages aux yeux rivés à terre ou levés vers le ciel, des corps jeunes dans des postures tantôt statiques, tantôt combatives ou abattus se superposent à un cadre qui crie la misère et le provisoire de leurs existences. "Cette superposition correspondait à mon ressenti. C'est en partageant la vie d’une communauté de migrants, des Camerounais, pour la plupart, que j’ai ouvert les yeux sur leur situation," explique le photographe Nassim Rouchiche.

Des vies en filigrane

Certains sont là depuis plus de dix ans. Henri, Hippolyte ou encore Kelly n’ont pas l’intention de franchir la Méditerranée, ils ne l’ont jamais eue. Alger était leur but, pas un lieu de passage pour gagner l'Europe. Ils avaient l'espoir d'y construire un jour une vie stable. Mais la nationalité algérienne est l'une des plus difficiles à obtenir au monde, et la société les ignore. "Alors s'ils arrivent ici à travailler, à trouver un certain équilibre, ils se privent de choses essentielles – à commencer par la vie de famille. En situation irrégulière, ils ne pourraient pas soigner leurs enfants ni les inscrire à l’école. Leur vie se limite à gagner de l’argent qu’ils envoient au pays, mais elle ne leur appartient pas. Sans compter tout ce qu’ils subissent avant d’arriver à Alger. C’est très touchant, c’est rageant," témoigne le photographe.

Nassim Rouchiche
Nassim Rouchiche
Ingénieur algérois de 38 ans, passionné de photographie, Nassim Rouchiche participe, en mars 2015, dans le cadre des Rencontres de Bamako, à un atelier animé par le photographe franco-algérien, Bruno Boudjelal - un maître exigeant qui veut de vraies photos, pas de simples illustrations. C'est là qu'il veut apprendre à réaliser une série cohérente axée sur un thème.
"Ca va waka" (Ça va aller) est sa première réalisation.

Pire que le racisme, l’indifférence

Les migrants d'Afrique subsaharienne installés à Alger ne sont pas en butte au racisme, mais ils se heurtent à l’indifférence de la société dans son ensemble, même s’il y a aussi des exceptions. "Les habitants de l’immeuble ont tous leurs téléphones et les appellent pour des petits travaux de maçonnerie ou d’électricité ; certains leur donnent parfois à manger, raconte Nassim Rouchiche. Mais les relations se limitent à bonjour, bonsoir. Personne ne se sent impliqué dans leurs problèmes." Or l’indifférence, la négation de l’existence de quelqu’un, c’est ce qui fait le plus mal.

Hanter l’espace

C'est pourquoi le photographe a voulu suggérer des fantômes, invisibles aux yeux de la société : "Le fantôme, c’est celui qui ne réussit pas son passage dans l’au-delà, qui reste coincé entre la vie et la mort. C’est pareil pour eux. Ils arrivent à Alger et ne peuvent pas réaliser le rêve qui les a conduit ici." Même s’ils changent d’avis, dix ans après, il est très difficile de rentrer au pays  : "Il faudrait payer des passeurs pour traverser le plus grand désert du monde jusqu'au Mali, puis il faut traverser encore plusieurs pays. Ils ne peuvent pas non plus rentrer les mains vides. Alors ils finissent pas hanter un espace enclavé."

Cet espace, c’est le sous-bassement d’un immeuble de 21 étages, un bâtiment emblématique de la ville d’Alger : l’Aéro-habitat, bâti par Louis Miquel, un disciple de Le Corbusier. Le 2ème sous-sol est dédié aux activités sportives. Des activités semblables à celles du milieu carcéral. Ils n’ont pas les moyens d’acheter du matériel, mais ils ont le sens de la débrouille. Deux pots de peinture sur une barre de fer, et voici des haltères pour entretenir ses biceps, parce que "Ça va waka". Ces trois mots, un métissage signifiant "Ça va aller", est l’hymne et le reflet de la communauté. Ils sont devenus le titre de la série de Nassim Rouchiche.

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©GoogleMaps

Rompre avec l'Afrique qui pleure

Pour un clandestin, difficile de se prêter au jeu de l'image qui révèle, trahit, immortalise. "Je leur ai promis de soumettre les photos à leur accord avant de les montrer, je leur ai expliqué mon projet, et ils ont fini par accepter. Je suis resté en immersion deux semaines parmi eux." Le photographe veut rompre avec le misérabilisme et l’Afrique qui pleure – et pourtant, il y a de la matière, ne serait-ce qu’en montrant leur cadre vie. "Je voulais mes images touchantes, poignantes. Elle ne pouvaient pas être joyeuses, d'où le noir et blanc, mais je ne le les voulais pas misérables pour autant." Chaque jour, le photographe doit présenter une quarantaine de photos. Pas le temps, donc, de retoucher ses photos. "Je ne voulais pas de flou, explique-t-il, alors j’ai tenté la transparence. Et pour obtenir l’effet de superposition sur le décor, j’ai joué sur le temps de pause."

Susciter le débat

Le projet a pour objectif avoué de sensibiliser les Algériens, de lancer le débat autour de l’immigration et peut-être de provoquer un éveil des consciences. "J’ai l’impression que c’est un sujet tabou. Personne n’en parle, ni les citoyens, ni les gouvernements," déplore-t-il. Or avant d’être photographe, Nassim Rouchiche est un citoyen, qui côtoie au jour le jour les migrants installés à Alger :"Ces gens vivent près de chez moi. Je les croise souvent, alors je suis allé vers eux pour en savoir un peu plus sur la manière dont ils s’organisent, ici, en Algérie. Comme mon meilleur moyen d’expression est la photographie, il fallait que mon engagement passe par là."

Les photos de Nassim Rouchiche ont été présentées au festival Photomed de Sanary-sur-Mer, projetées au festival de Katmandou et exposées lors des rencontres de Bamako. Elles ne laissent personne indifférents, interpellent les visiteurs. Le photographe voudrait maintenant les voir diffuser en Algérie, et en profiter pour fonder une association dédiée à la sensibilisation des Algérois au sort des migrants.
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Waka Nassim Rouchiche
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Cette photo est la préférée de Nassim Rouchich. "Elle dégage toute leur force  de survie. Sur certaines photos, ils rêvent les yeux levés au ciel, sur d’autres le regard rivé au sol trahi l'abattement, mais sur celle-ci, c’est la vie qui est présente."