Fil d'Ariane
Ronflement du moteur, craquement des câbles, rafales de vent sur le pont, vagues déferlant contre la coque, … Autant de bruits captés sur le pont, dans la timonerie ou encore la salle des moteurs, transformés en musique une fois passés par la moulinette du studio de Romain Delahaye.
L’artiste qui a pour nom de scène Molécule, a ainsi composé son dernier album de musique électronique en plein océan. Sur les six heures de sons bruts enregistrés, il en a tiré dix morceaux qui, à l'écoute, vous transportent dans autant de voyages en pleine mer. L’atmosphère musicale de l'album 60°43' Nord est tour à tour tourmentée, grave, même angoissante, mais aussi douce et rêveuse. Des variations musicales qui reflètent une météo capricieuse qu’a dû éprouvée le musicien sur le navire.
>> Décryptage des sons dans trois de ses morceaux : Abysses, Hébrides et Soleil bleu.
>> Ecouter les morceaux de l'album 60° 43' Nord
En 2014, Romain Delahaye embarque pour cinq semaines à bord du Joseph Roty II, un bateau de pêche industrielle français : « quatre-vingt-dix mètres de long, deux mille trois cents tonnes, cinquante-neuf marins à bord, portugais, polonais, français », raconte-t-il dans son carnet de bord musical 60°43’Nord, sorti en janvier dernier.
« Départ de Paris pour Saint-Malo. À l’arrivée, je découvre le chalutier rongé par la rouille d’un hiver mauvais : lugubre. En septembre, sa peinture neuve lui donnait l’air si vaillant. J’avais jusqu’alors relégué à la périphérie ses trente-neuf ans de service. Qu’il puisse traverser une nouvelle campagne de pêche ne me semble maintenant plus qu’une promesse floue », lit-on dans son carnet de bord.
Pour composer, « mettre en musique la tempête », il emporte à bord de lourds bagages. « C’est ici et maintenant que mon studio naviguera », écrit-il. Câbles, guitare, synthétiseurs, ordinateur, … soit 200 kilos de matériel qu’il installe dans la « cabine hôpital » du bateau, en fait l’infirmerie de bord.
« Les odeurs sont fortes, les couloirs étriqués. Je redoute le confinement dans ce qui s’impose maintenant à moi comme un sous-marin soviétique. (…) Mon activité musicale sera-t-elle un refuge suffisant ? J’ai peur, j’ai hâte. Mon rêve s’approche : créer en plein océan une musique, au plus proche de la tempête. » Dès que le temps lui permet, Romain Delahaye alias Molécule sort de son studio pour capter des sons.
La tempête est l’un des rares moments où les sons naturels reprennent le dessus sur la machine : « Je suis parti avec l’idée d’aller au plus proche de la nature, de la mer, et je n’avais pas forcément intégré au début que j’allais me retrouver sur une usine, un bateau industriel, nous confie-t-il. Il faut attendre que la mer reprenne le dessus, que le vent se lève pour entendre les sonorités se métamorphoser et qu’enfin je puisse entendre cette nature que je suis venue chercher. »
La musique était un double refuge.
Molécule
Le musicien va vite être confronté à la force des éléments. Entre le sud de l’Angleterre et l’Irlande, la houle se lève : « Je me précipite dehors pour une matinée entière de photos et de prises de sons. Les conditions sont au diapason : ça sonne ! »
Quand il y a « gros temps », tout le monde à bord attend : « On a essuyé trois belles tempêtes, raconte-t-il. Dans ces cas là le bateau ne pêche pas. Les Portuguais prient pour que l’on reste à flot... Personne ne fanfaronne. On se sert les coudes. Ce sont aussi des hommes qui ont peur parfois », a observé Romain Delahaye.
Et le danger est omniprésent : « Ce soir, on aurait pu perdre un homme, relate-t-il dans son livre. Ce soir, je prends conscience d’une réalité nouvelle pour moi. Ces hommes jouent avec la mort. Personne n’est ici pour badiner. Mais gagner sa vie, sans la perdre. »
Entre deux pêches aux sons, Romain Delahaye partage la vie des marins embarqués des mois sur ces chalutiers, de véritables usines sur l’eau : « Je découvre les machines qui hantent et enragent mes nuits, qui trient et vident le poisson. Être en plein cœur à la fois d’une nature sauvage au sommet et d’une industrie millimétrée pour aller toujours vers plus de productivité. Au fantastique succède soudain la terreur », écrit-il.
A travers les textes et photos, le lecteur saisit un peu de l’atmosphère à bord, routinière, confinée, rythmée par la météo capricieuse : « Le quotidien défile. Rien que des hommes sur un bateau, en vase clos pendant des semaines, ça crée une atmosphère. Parfois muets, plongés dans leurs pensées, leur fatigue. Le plus souvent hilares et gentiment insolents », décrit-il dans son carnet.
Si certains ne sont pas trop curieux du travail mené à bord par Romain Delahaye, d’autres poussent la porte de son studio improvisé pour venir écouter ses créations : « Certains s’en fichaient parce qu’ils étaient dans leur travail, dans leur fatigue. Au bout de 34 jours de mer, j’ai découvert des visages le jour de l’arrivée que je n'avais pas encore vus. C’est une fourmilière mais chacun vit un peu dans son coin. Néanmoins, il y en a beaucoup qui étaient curieux. »
Certains de ses marins croiseront peut-être la route de sa tournée en France qui débute par les Transmusicales de Rennes le 5 décembre prochain. Pour son prochain album, Molécule a déjà les oreilles tendues vers l’horizon et pense déjà à un nouveau lieu d'enregistrement «...pourquoi par les airs ! »
- "Hébrides" : c'est tiré du système météorologique Metarea qui quadrille l’Atlantique nord." Shannon", "Bailey" et "Rockall" sont aussi des zones météorologiques qui quadrillent la carte de l’océan.
- "Le jardin" c’est une zone de pêche ainsi nommée par les marins. C’est un endroit où ils font des ronds dans l’eau parfois pendant plusieurs jours parce que le poisson adore y être.
- Le moteur est un bruit très lancinant, très sourd, toujours sur la même tonalité qui commence le jour du départ et qui ne s’arrête qu’une fois revenu à terre. J'en ai fait un morceau intitulé "8ZL40" : le nom de la référence du moteur.