En marge de l'exposition sur Thierry Mugler, qui attire une foule record, le Musée des Beaux-Arts de Montréal présente une exposition sur dix designers de mode québécois. Baptisée "Montréal couture", elle présente des valeurs sûres mais aussi de jeunes créateurs de talent. Visite guidée avec celui qui a été l’un des premiers designers québécois : Jean-Claude Poitras.
Les Denis Gagnon, Philippe Dubuc, Marie Saint-Pierre et Helmer Joseph ne sont plus à présenter : leur réputation est bien établie depuis des années. Denis Gagnon par exemple cultive audace et originalité : «
Il a porté dès le départ une signature tellement forte, une empreinte formidable, un style propre qu'il n'arrête pas de redéfinir à chaque collection, précise Jean-Claude Poitras.
Il pose un nouveau regard sur les fermetures éclair, sa matière fétiche c'est le cuir, il est toujours dans l'expérimentation des matières et des accessoires qu'il ennoblit. Sa démarche se rapproche de celle de Thierry Mugler dans l'idée du spectacle, mais il me rappelle aussi Paco Rabanne. C'est toujours l'innovation, la surprise, la nouvelle expérience, il se projette toujours dans le futur, l'audace et la maîtrise technique. Il est formidable… ». Le Musée des Beaux-Arts de Montréal lui a déjà consacré une exposition.
Raffinement, style épuré ou fantaisiste
Jean-Claude Poitras l’avoue : c’est de Philippe Dubuc qu’il se sent le plus proche en tant que designer : «
Philippe, c'est le raffinement à l'état pur, il a toujours su tellement bien redéfinir le vestiaire masculin mais jamais en le dénaturant. Il est tellement respectueux de la tradition de la mode masculine, mais il ose l'amener ailleurs, dans un raffinement extraordinaire, avec ce fil conducteur de la mode en état de séduction permanente et d'élégance. Il est le gardien de notre tradition, il revisite ses classiques mais en les réactualisant et ça, j'aime beaucoup l'idée de revisiter la grande histoire. »
Jean-Claude Poitras apprécie tout autant le style unique et reconnaissable entre tous de Marie Saint-Pierre : «
Depuis 30 ans, elle ne cesse de peaufiner son style, fait d'une recherche esthétique absolument épurée, toujours dans le respect des matières, du grand classique intemporel. Elle me fait un peu penser à du Balanciaga ».
Chez Helmer Joseph, Jean-Claude Poitras apprécie la fantaisie et la mise en valeur de ses origines haïtiennes dans plusieurs de ces collections, comme cet ensemble avec des poupées vaudou présenté dans l’exposition : «
Il revisite son histoire, ses traditions haïtiennes, mais amenées dans la modernité avec ce goût exquis qu'il a pour la fantaisie parce qu'il nous surprend toujours Helmer, il nous amène totalement ailleurs et chaque collection est totalement colorée ou d'une sobriété totale. J’aime aussi ses collaborations avec d'autres artisans comme un artiste verrier pour ces deux œuvres présentées ici. Avec Helmer Joseph ça rejoint le grand art... ». Helmer Joseph a notamment travaillé avec Claude Montana, John Galliano, chez Christian Dior et Thierry Mugler.
Une relève prometteuse
Ces designers d’expérience ont ouvert un sillon dans lequel se sont engouffrés de nombreux autres talents et c’est ce que le visiteur découvre en poursuivant cette exposition.
Il y a tout d’abord cette designer d’origine suisse qui voit la mode comme un laboratoire : Ying Gao. Elle travaille avec des textiles que l’on dit intelligents et ses créations ne sont pas du tout dans le domaine du prêt à porter, mais bien plus proches de l’œuvre d’art : elles sont d’ailleurs exposées dans les musées du monde entier. «
Pour moi, c'est un coup de cœur absolu, s’exclame Jean-Claude Poitras. On est totalement dans l’air du temps, l'expérimentation, on ne se pose plus la question : est-ce que la mode peut être de l'art ? C'est de l'art ! Elle amène les nouvelles technologies, les tissus intelligents, elle donne une autre dimension complètement à la mode, Ying c'est un laboratoire ! ».
Un autre regard, une autre perspective sur la mode, une designer qui ouvre la fenêtre sur le futur ? «
Totalement, répond Jean-Claude Poitras, son approche est futuriste, toute sa démarche s'impose comme un laboratoire d'expérimentation à l'état pur. Et elle a cette espèce de réflexion profonde sur le sens même de la mode, elle veut créer un vêtement porteur de sens qui va amener une autre dimension ».
Un côté rebelle et délinquant
Un peu plus loin, Jean-Claude Poitras me fait remarquer le remarquable travail du jeune Nathan Kong, qui a redonné ses lettres de noblesse à la doublure du veston pour homme. Et il ne tarit pas d’éloges devant les créations de MARKANTOINE, jeune rebelle de la mode québécoise, qui n’hésite pas à allier les paillettes au treillis militaire et qui a séduit nombre de vedettes québécoises : « C’est un révolutionnaire formidable, qui a commencé à habiller nos vedettes les plus branchées, il a une démarche où il veut recycler les matières continuellement et il y a un côté rebelle chez lui, un côté délinquant et le monde de la mode a besoin de ces gens-là ».
Parlant de délinquance et de provocation, le duo Fecal Matter remporte la palme dans ce domaine. Hannah Rose Dalton et Steven Raj Bhaskaran , qui n’hésitent pas à porter leurs créations et à se mettre en scène, manient l’art de la provocation avec brio, ce qui n’est pas pour déplaire à Jean-Claude Poitras : « Je crois que le monde de la mode a besoin de ça, le questionnement de ce tandem hors du commun, ils ont très envie de se démarquer, de faire parler d'eux, ils le font admirablement, on peut aimer ou détester mais ça ne laisse personne indifférent. Souvent quand on commence, on a envie de ruer dans les brancards, c'est ce qu'ils font... Comme des adolescents ! J’ai hâte de voir où ils seront dans 5, 10 ans. Ils s’inscrivent dans cette notion du spectacle que peut devenir la mode, c'est presque plus une démarche de costumier ».
Lady Gaga aurait pu porter du Fecal Matter, en effet. La présentation de leur collection printemps-été 2018 n’est pas passée inaperçue à Londres dernièrement…
Orange, couleur fétiche
Dans un style plus sobre, les créations de Atelier New Design remportent également beaucoup de succès au Canada et même hors du pays. Avec cet orange vif « tangerine » qui est leur couleur fétiche, Koku et Gildas Awuye séduisent les artistes du hip hop et du rap comme le Torontois Drake, Rihanna ou la multinationale Nike, avec qui ils ont passé un contrat. Là encore, Jean-Claude Poitras s’émerveille de ces succès : «
Ils ont une signature tellement forte, ils réinventent la notion de street wear, leur concept, c'est de coller à la musique actuelle, au cinéma actuel. Ils ont aussi réinventé les vêtements de travail, c'est osé, complètement dans l'air du temps ».
Mais celle pour qui il cache encore moins son admiration, c’est la jeune Marie-Ève Lecavalier, qui collectionne prix sur prix dans l’univers du design et de la mode – elle a été lauréate du prix Chloé de la 33e édition du Festival international de mode et de photographie d’Hyères.
"Transversalité du monde de la mode"
Élève et assistante de Ying Gao, qui enseigne à l’Université du Québec à Montréal, la jeune femme a établi rapidement son style dans un prêt à porter élégant et raffiné. «
J'admire beaucoup sa démarche parce qu'elle a cette passion de la matière mais aussi ces références à l'histoire même de la mode, elle pige aussi dans d'autres disciplines que la mode. Si jeune et avoir une signature si distincte, je trouve ça admirable, je lui prédis un grand avenir à Marie-Ève, vraiment », souligne Jean-Claude Poitras.
Des créateurs qui transcendent les frontières de la mode. « Ce qui me fascine, chez ces jeunes designers, remarque Jean-Claude Poitras, c’est qu’ils ont appris à travers les écoles qu’ils ont suivies, à collaborer, à travailler ensemble, alors que nous, avant, on était très individualistes. Les idées de co-création, de co-design sont très fortes chez ces jeunes, ils ont compris le phénomène du décloisonnement de la mode afin de la rapprocher des autres arts. Je crois beaucoup à cette idée de transversalité et c'est ce que cette nouvelle génération nous démontre, l'importance de la transversalité du monde de la mode ».
Un bel avenir pour la mode québécoise
Voilà pourquoi celui qui a marqué la mode québécoise se dit optimiste quant à son avenir. «
Montréal a cessé de se comparer aux grandes capitales internationales et elle s'assume complètement maintenant dans son éclectisme, son côté délinquant, révolté, à l'image de sa musique, son cinéma. C'est un kaléidoscope exceptionnel, cette diversité, cet éventail, cette panoplie de créateurs qu'il ne faut surtout pas emprisonner dans une tradition. Ces jeunes sont totalement ouverts sur le monde. Et on voit que Montréal devient une plaque tournante de la créativité tout azimut et la mode a un rôle extrêmement primordial à jouer. Ces jeunes-là nous le prouvent en faisant éclater la mode d'ici hors de nos frontières, un peu partout dans le monde. »