Acteur, musicien, poète, chanteur, Jacques Higelin est mort à l'âge de 77 ans. Homme de spectacle, farouche libertaire, cet anarchiste doux et joyeux aura chanté et enchanté plusieurs générations de fans sans jamais décevoir. Une immense perte pour la scène francophone.
Généreux. Libre.
Deux mots qui collent à cet artiste hors norme qui vient de s'éteindre.
Les journalistes qui auront eu la chance d'approcher ce chanteur-enchanteur pourront témoigner. Higelin tenait la scène parfois jusqu'à l'extinction de voix "
pour entrer dans le coeur des autres. Je stoppe quand je n'en peux plus. C'est mon corps qui me tient au courant ".Si votre bobine lui revenait, il vous gardait à table. Il mettait une telle force dans son verbe, un tel enthousiasme, que nul ne songeait à l'interrompre.
A moins d'avoir un caillou à la place du coeur, on ne pouvait qu'être sensible à ce mélange d'indignation fougueuse et d'étonnements adolescents. Higelin était tonitruant, sensitif, indigné comme sa coiffure.
Semblant improviser sa vie, il nous laisse le souvenir d'un homme VRAI, entier, fier d'une liberté artistique conquise de haute lutte.
Cet homme-enfant aura fait de sa vie "un pestacle" iconoclaste, poétique et joyeux.
Pour lui rendre hommage, laissons-le évoquer les thèmes qui lui étaient chers.
Enfance
Jacques Higelin est né le 18 octobre 1940 à Brou-sur-Chantereine, en Seine-et-Marne, d'un père alsacien et d'une mère belge. Son père est d'abord chemino puis modeste employé dans une société d'assurance. Sa mère est la grande complice de ses écoles buissonières.
Mon père venait de Didenheim, mes grands-parents tenaient un bistrot où on faisait de la musique. Je crois avoir encore une cousine dans la région, ou une tante… Un jour, j’ai visité un cimetière rempli d’Higelin, j’ai même vu un Jacques, ça m’a fait rire !" La mort, il l'a frôlé, enfant : "Nous dormions à l'étage avec mon frère. Nos parents sont venus nous chercher dans nos lits, ils snous ont enroulés dans des couvertures et nous ont sortis très vite de la maison (...) Une bombe est tombée, tout près. Un bruit terrible. Nous avons fait un bond, je me suis retrouvé sous mon père, le visage plein de poussière. Et la bouche pleine de terre. Dans la rue d'à-côté, dix huit personnes ont été tuées. (...) Mes parents m'ont raconté que, dans les années suivantes, je dormais en bougeant la tête, de droite à gauche, comme pour chasser les angoisses. Jusqu'à l'âge de onze ans, la nuit, j'ai pissé au lit chaque fois qu'un avion à hélices passait au-dessus de la maison"
Si les gens écrivent mal, c’est qu’ils ne pensent pas bien.
Jacques Higelin
Charles Trenet
"Trenet, c’est quelqu’un qui me ramène à mon enfance. C’est lui qui m’a initié à la chanson française. Quand j’étais petit, avec mon ukulélé, je chantais de petits poèmes directement inspirés par Trenet. J’en ai retrouvé un, un jour, dont le refrain était : « Printemps, été, automne et hiver / Un petit chien près d’un réverbère / Un petit oiseau qui chante dans le ciel / Nuage de coton, rayon de soleil… » C’est un magicien, comme tous les poètes et les conteurs de tous les pays. Trenet, c’est une vision du monde, une façon d’être Il a beaucoup chanté les villages français, les régions : Narbonne, les Pyrénées… À l’époque, les gens voyageaient moins qu’aujourd’hui. Lui, il est allé à New York, à Montréal, il a transformé ses étonnements de voyageur en chansons. Pendant mon enfance, il m’a fait voyager dans des moments d’école buissonnière, par sa grâce, sa légèreté, dans un univers poétique et merveilleux, plein de soleil, de lumière, de ciel bleu…"
Algérie
Higelin arrive à Alger en 1962, deux mois après les accords d'Evian.
"Je suis venu pour faire le déménagement, les valises des soldats français. J'ai vu un peuple entier ébloui par sa liberté retrouvée." Spectacle qui le bouleverse. Le jeune appelé, au mépris de toute consigne de prudence, se promène dans les rues d'Alger en tenue militaire. Liesse magnifique. On le serre dans ses bras.
"Aucun esprit de vengeance" remarquera-t-il. De retour en France, à la gare de l'Est, changement de climat. Il assiste, choqué, au contrôle très musclé de policiers de travailleurs algériens.
"Le voyage, c’est quelque chose d’étrange en fait, parce que c’est surtout soi que l’on découvre. "
Jacques Higelin
Musique
"Au début, je n’étais pas vraiment musicien, et quand tu n’as pas d’idée arrêtée, tu ne te vois pas comme un rockeur ou un bluesman. On peut te coller les affiches qu’on veut, ça ne fait pas de toi ce qu’on imagine. A l’époque, j’avais besoin de dire des choses qui demandaient ce véhicule-là, l’électricité. Le texte, les mots que j’écrivais, avaient besoin de nerfs, j’avais
besoin de rentrer dedans, exprimer une certaine colère, une rébellion. Envie d’un WOAAAA pour écarter les murs, faire sauter les portes, parce que l’époque était étouffante, comme une révolte joyeuse. Et puis j’avais lu beaucoup de choses, Jean Genet, quelqu’un de très délicat. A l’adolescence, j’avais beaucoup écouté Gene Vincent, je trouvais qu’il avait une grâce proche de l’adolescence, une finesse, ç’aurait pu être Rimbaud, c’était incroyablement gracieux. Comme Johnny Cash, comme Robert Johnson. Denis (Jacno) n’avait pas tort, c’était surtout une question d’élégance. D’un coté les Mods, de l’autre les rockeurs… (...) J’ai jamais fait partie de la famille des Johnny/Dutronc/Eddy Mitchell, parce que j’ai suivi un autre parcours, j’étais dans d’autres choses. Je pensais devenir comédien, j’étais au cour Simon, et c’est là que j’ai fait connaissance avec beaucoup d’auteurs, c’est là que j’ai appris à penser, puis découvert le coté audacieux et marrant d’un Jean Cocteau. C’est bien après que j’ai compris que des gens comme Bowie, Lou Reed, n’étaient pas passés à coté. (...) J
ohn Coltrane, Miles Davis, Thelonious Monk… Lui m’a fait incroyablement voyager. Avant, il y a eu Fats Waller, Billie Holiday…(...) Pendant un temps, quand je vivais dans une chambre de bonne, j’avais une incroyable collection de disques de musiques traditionnelles que j’achetais sur les quais et au marché aux puces. Encore une fois, je m’allongeais, je fermais les yeux et je rêvais… Tant que tu avances, tu ne recules pas. Je me souviens du staff des Victoires de la Musique, qui voulait me remettre un prix, mais même en chaise roulante, j’irai pas, même pas avec des tuyaux dans les bras. No way."
Les mots
"L’inspiration me vient souvent à l’aube. L’inconscient se met en mouvement malgré moi, il est bouillant. Il faut la grâce, l’instant magique. Il faut trouver les mots qui groovent : les mots, c’est aussi de la musique, ça chante ou ça ne chante pas, ça décolle ou ça plonge.
Le style, ça compte beaucoup. Si les gens écrivent mal, c’est qu’ils ne pensent pas bien, c’est qu’ils n’ont pas d’ampleur. Tout le monde parle de la même chose finalement: l’amour, la vie, la mort, avec toutes les déclinaisons. Le style, c’est le groove de l’écriture, c’est le côté chantant. Que ce soit Genet, Rimbaud… Victor Hugo, ça chante ! Chez lui, chaque phrase est un chef-d’oeuvre, une envolée. Si tu oses prétendre être un poète ou un écrivain après ça… Moi, j’écris des chansons, c’est déjà pas mal…" Avant cinquante ans on est jeune et beau. Après, on est beau...
Jacques Higelin
Artiste
"Je n'ai ni Dieu, ni maître, ni idéologie et je ne suis pas un donneur de leçons. Je suis d'abord un homme qui rêve, c'est ça pour moi la liberté. Les artistes sont des voyageurs, obligatoirement. Mozart, par exemple, me fait beaucoup voyager. Quand j’étais enfant, l’écoute de disques de blues m’emmenait immédiatement à New Orleans, dans des endroits que je ne connaissais pas, mais que je voyais. Les gens en train de jouer, l’ambiance, tout cela m’apparaissait clairement. Je m’allongeais, je fermais les yeux et j’écoutais de tout mon corps, de toute mon âme. (...) Mais je ne me vexe pas avec l'âge. Je suis comme une poupée russe, j'ai tous les âges en moi. Et je n'en ai pas loupé un. Vieillir, c'est ne plus aimer la vie. "Enfants
"Je n’ai jamais poussé mes enfants. Je n’ai jamais passé un coup de fil. Quand l’un d’entre nous sort un disque, on est tous là, à écouter. Izia, Ken, Jacques, Arthur. Pour Coup de
foudre, quand on s’est enfermé, j’avais le coeur qui battait fort, j’avais le trac…
Izia, elle me fait beaucoup d’effet musicalement, en dehors du fait d’être ma fille… Un jour elle s’est mise au piano et elle a dit : “Papa, je vais te faire Patti Smith.” Et elle a chanté avec la voix, les intonations de Patti Smith, elle avait compris comment ça fonctionnait. Après elle faisait Janis Joplin, Elvis Presley. Avec Izia, on tombe toujours d’accord quand on aime quelqu’un. (...) Un jour, la mère d'Arthur me dit: “Je suis inquiète pour Arthur, il ne sort pas de sa chambre, il écoute de la musique.” Alors je viens, je rentre, volets fermés, Arthur allongé sur le parquet. Je m’allonge à côté de lui, il ne tourne pas la tête, rien. A la fin du disque, il y a eu un grand silence. Et là, il tourne la tête vers moi et il me dit : “C’est beau, hein?” J’avais les larmes aux yeux.
Pareil pour Izia. Quand je l’emmenais à l’école, on écoutait de la musique. Un jour, c’était U2 et elle me dit: “Papa, je t’en prie, chut, écoute ce passage.” Elle était là, les yeux fermés. “T’entends? T’entends la basse derrière?” C’est comme un virus. Tu l’as injecté, tu ne sais pas comment. Et avec la petite, on s’est mis à écouter plein de choses en allant à l’école, et des fois, souvent, on ratait l’école et on roulait pour continuer à écouter…
Voyage
Quand je voyage, je ne poursuis aucun but particulier. Je prends une route au hasard, sans point de repère, sans rien demander à personne, sans préparation. Il m’est arrivé de monter au sommet de petites montagnes en souliers de ville…(...) Le Cambodge,
Madagascar… Quand j’ai découvert New York, ça a été… Aaahhh ! L’Afrique m’a bouleversé, je me sens vraiment en osmose avec les Africains. J’aime aussi les pays arabes. (...) J’adore ces rencontres inattendues que l’on peut faire aussi bien en ville que dans des coins désertiques. Je suis convaincu que le destin m’a fait venir là où je me trouve et qu’il y aura des rencontres.(...) C’est dans les pays les plus pauvres que j’ai rencontré les personnes les plus avenantes, les plus ouvertes, les plus généreuses. Et souvent les plus intelligentes parce qu’elles savent de la vie les choses essentielles. J’ai vu aussi que l’imaginaire tient une place énorme partout. Vous trouvez des conteurs dans tous les pays. Ils me mettent sur le cul. En 1967, sur la place Jamaâ El Fna à Marrakech, j’ai appris tout ce que j’avais besoin de savoir pour parler aux gens en écoutant un conteur. Je suis resté des heures avec lui, au milieu d’une foule très mélangée. J’étais émerveillé par ce qu’il racontait alors que je ne comprenais pas sa langue. C’était un vrai poète.
La mort
"La mort, ce n’est désagréable que pour ceux qui restent… C’est une déchirure de voir souffrir un ami. Mais certains sont d’une noblesse, d’une dignité exemplaire. Regardez Jacno, Fred Chichin, Bashung… Avec Alain, on a eu la chance de se voir et de parler ensemble toute une nuit, à Sainte-Marie-aux-Mines. C’était vraiment un très beau mec, un ange. Il m’a parlé de la naïveté. Il disait: “Etre naïf, c’est être novateur, parce qu’il faut être vraiment naïf pour découvrir autre chose.” Il défendait vraiment ce terme de “naïveté”."
sources : Gonzaï, 20mn, BlogpasBlog, Libération, Livre : "Je vis pas ma vie, je la rêve"(Fayard) de Jacques Higelin et Valérie Lehoux
► En vidéo : Jacques Higelin, par Nicolas George
Récit : Nicolas George, montage : Benoit Tricot