Imre Kertesz est mort à l'aube, à son domicile de Budapest des suites d'une longue maladie, selon Krisztian Nyary, directeur des éditions Magveto. Ce juif rescapé des camps d'extermination nazis fut le premier auteur de langue magyare primé par le Nobel.
Toute son oeuvre est marquée par la déportation de l'enfant qu'il fut à l'âge de 15 ans, d'abord à Auschwitz en 1944 puis à Buchenwald.
Lors d'un entretien au journal Le Monde, en janvier 2015, il revenait sur cet épisode traumatisant, qui a irrigué cependant toute son oeuvre : " Pour moi, les vingt premières minutes de l’arrivée au camp sont les plus importantes. Tout se joue dans ces vingt minutes-là. C’est cela qu’il faut décrire avec les plus grands détails. Beaucoup de survivants ont préféré oublier leur processus d’entrée dans cet univers – or, là en est la leçon la plus importante. Sous la dictature de Matyas Rakosi [1892-1971, premier dirigeant de la Hongrie communiste à l’époque stalinienne, ndlr], j’ai pu aussi observer ce processus à l’œuvre, surprendre les gens en train de changer, de devenir autres… J’ai rédigé 'Etre sans destin' sous le régime de Janos Kadar [1912-1989, dirigea la Hongrie après la répression du soulèvement de 1956, ndlr]. A cette époque, en 1964, le titre de l’ouvrage d’Hannah Arendt, Eichmann à Jérusalem. Rapport sur la banalité du mal – le titre résonnait juste pour moi, avant même que je puisse accéder à son contenu, ce qui, à l’époque, était fort difficile –, m’avait beaucoup stimulé, tant je me sentais sur la même longueur d’onde que cette expression."
Il revient à Budapest en 1945 sans espoir de soutien parmi ses proches : tous les membres de sa famille ont disparu dans le génocide. Trois ans plus tard, il est journaliste mais le parti communiste qui tient bientôt les rênes du journal, le licencie. Commence une période difficile. Il travaille dans une usine puis il entre au service de presse du ministère de l'Industrie.
Le coup de foudre littéraire viendra avec la découverte de L'Etranger de Albert Camus. "J'avais 25 ans. Je suis tombé sur un tout petit livre. Je me suis dit qu'il ne devait pas être trop cher. De l'auteur, je n'avais jamais entendu parler. Mais j'ai tout de suite compris."
Être sans destin est le premier opus d'une trilogie fortement autobiographique. Il ouvrira son coeur à la journaliste Florence Noiville sur la problématique d'écrire sur une telle période : "S'agissant de la Shoah, il est impossible d'écrire sans blesser, parce qu'on en transmet le poids sur les épaules du lecteur. Il faut que les mots aient un effet, au sens de « Wirkung », qu'ils entrent dans la chair. En même temps il y a là un paradoxe. Le roman qu'on est en train d'écrire doit « plaire » au sens où le lecteur doit vouloir tourner la page. C'est un piège dans lequel on l'attire pour qu'il soit réceptif. Si je suis trop cruel ou odieux, je ne peux pas obtenir ce que je veux."
Imre Kertesz collabore, pour des raisons alimentaires, à diverses comédies musicales, spectacles de théâtre. Il traduit en hongrois des auteurs de langue allemande comme Nietzsche, Freud, Schnitzler.
En Hongrie, ses ouvrages ne se vendent guère. Il incarne la mauvaise conscience de son pays durant les années sombres : "Quand j'ai commencé mes recherches sur la Shoah, en 1961, je n'ai quasiment rien trouvé. C'était pourtant l'année où débutait le procès Eichmann, mais il ne faisait l'objet que d'entrefilets dans la presse hongroise". A contrario, l'écrivain dira recevoir un très grand nombre de lettres de jeunes Allemands le remerciant "de leur avoir 'expliqué' les camps de façon aussi nette et directe".
Il "décroche" le Prix Nobel de littérature en 2002 "pour une œuvre qui dresse l'expérience fragile de l'individu contre l'arbitraire barbare de l'histoire". "Il est l'une des rares personnes qui a réussi à décrire cela d'une manière immédiatement accessible pour tous, pour ceux qui n'ont pas vécu cette expérience", précisera Horace Engdahl, secrétaire permanent de l'académie Nobel.
L'écrivain, décédé à Budapest, aura vécu le plus souvent à Berlin, ce qui étonnait ses amis. Pourquoi donc s'installer dans cette capitale allemande où jadis naquit et prospera le nazisme ? "Je n'ai jamais considéré la Shoah comme la conséquence d'une hostilité irrémédiable entre les juifs et les Allemands, expliquera-t-il. Car alors comment expliquer l'intérêt des lecteurs allemands pour mes livres ? Au fond, c'est en Allemagne que je suis devenu écrivain, non au sens de la "renommée", mais parce que c'est d'abord là que mes livres ont produit leur véritable impression."
Souffrant de la maladie de Parkinson et très atteint par le cancer de son épouse, il quittait rarement son domicile. Il y a un an, il signait l’ouvrage L’Ultime Auberge, son requiem d’écrivain. L'auteur a été décoré en 2015 du grade de commandeur de l'ordre des Arts et des Lettres par la ministre française de la Culture, Fleur Pellerin.
Jusqu'à la fin, on lui reprochera ses critiques contre la Hongrie : "Je n'ai jamais été un homme d'engagement. J'envie l'écrivain au verbe rare. L'écrivain inflexible qui, même par gros temps, mène sa barque en solitaire. Lorsqu'elle est devenue un pays libre et prétendument démocratique, la Hongrie m'a enfermé dans la case "judéité". Elle ne tenait compte ni de mon expérience vécue ni de ma production littéraire. Cela m'a rendu incapable de développer le moindre sentiment de solidarité nationale."