Culture

Musique : Bizot ? Vous avez dit Bizot ?

(Capture écran)

Mort il y a dix ans, Jean-François Bizot fut un renifleur hors pair, un accoucheur sans pareil et un sacré déconneur. Multimillionaire à vingt et un ans, cet homme de presse révéla, notamment, une multitude de musiciens africains en France. L'homme n'avait pas son pareil pour capter les modes et les tendances. Un livre lui rend un hommage fiévreux.

Disons-le tout net : le paysage musical français ne serait pas ce qu'il est aujourd'hui sans l'apport de Jean-François Bizot.
Dans un ouvrage signé Marina Bellot et Baptiste Etchegaray "L'inclassable, d'Actuel à Nova, les cent vies de Jean-François Bizot/ Fayard éditions), nous suivons au fil des pages l'extraordinaire destin de ce rejeton de "bonne famille" pas vraiment comme les autres.
Il faut rendre grâce à l'écriture des auteurs de cette biographie d'avoir su recréer, par la seule force d'un style direct et fluide, le parcours atypique de cet aventurier-funambule. Nous ressortons de cette lecture essouflé avec un pincement au coeur : personne n'a donc pris la relève de cette étoile filante, chercheuse et généreuse ?
Mais la chose est-elle possible ? La densité de sa vie, en effet,  fut hors norme.

Jean-François Bizot et Joseph Kessel
Jean-François Bizot et Joseph Kessel
(DR)

Multimillionaire à 21 ans


A 21 ans,  Jean-François Bizot est riche à millions. Le journal Le Monde, au moment de son décès, avancera le  chiffre  de 800 millions de centimes.  Que faire de sa vie, lui qui n'a pas à la gagner ? 
Dernier enfant d'un ingénieur polytechnicien qui a fait fortune dans l'industrie chimique à Lyon, le jeune homme a une certitude, celle de ne pas vouloir emprunter la voie familiale, certes confortable mais sans surprise.
Couverture du numéro 1 d'Actuel
Couverture du numéro 1 d'Actuel


Il veut savoir le fonctionnement du monde. Ses rouages. Ses tendances. Découvrir ses artistes.
Jean-François Bizot, cinglé de jazz,  est un curieux pathologique, doublé d'un fêtard endiablé.
Alors qu'il prépare son diplôme d'ingénieur-chimiste, il s'arrange, à l'insu de sa famille, pour décrocher un stage un été à  Vitry dans l'une des usines du groupe Rhône-Poulenc. Vivre la condition ouvrière, se lever tôt le matin, écouter, partager ce quotidien ingrat, le jeune Bizot est une éponge à émotions. Une éponge alors discrète. Personne parmi ses camarades de l'usine ne se doute que la famille du jeune stagiaire est alors au conseil d'administration du groupe chimique.
Il rentre à l'hebdomadaire L'Express en 1967. Journaliste impétueux, frondeur, malin,  il se rend au travail dans une Porsche hors d'âge. En 1968, il interpelle la journaliste  Françoise Giroud, la patronne de l'hebdomadaire  : " Mais est-ce que vous savez vraiment ce qui se passe ? Vous êtes descendue dans la rue ?"
Françoise Giroud ne répond pas.
Elle doit se douter que cet insolent volera certainement un jour de ses propres ailes, pour d'autres aventures.

L' aventure Actuel

Ce sera le magazine Actuel dont le premier numéro sort en octobre 1970. On trouve au fil des pages tout ce que la presse d'alors s'interdit d'évoquer : la drogue, la contre-culture, les hippies, Jimmy Hendrix, les bandes dessinées de Robert Crumb, l'écologie, le féminisme. Bizot demande à son équipe ( Michel-Antoine Burnier, Patrick Rambaud, Bernard Kouchner) de respirer "l'air pur des marges".
 
L'équipe d'Actuel, première version, dans les années 70. "Un mouvement culturel doit disparaître d'usure pour retourner à l'humus et qu'autre chose pousse" écrira JF Bizot au moment où il décidera la fin de la publication.
L'équipe d'Actuel, première version, dans les années 70. "Un mouvement culturel doit disparaître d'usure pour retourner à l'humus et qu'autre chose pousse" écrira JF Bizot au moment où il décidera la fin de la publication.
(DR)

Il fait en sorte que chacun d'eux  trouve "le plein emploi de soi-même".
Il y a bien une  hiérarchie au sein du magazine (reporters, rédacteur en chef etc. ) mais le salaire est identique pour chacun : 2000 francs (305 euros aujourd'hui).
 
JF Bizot présentant l'almanach d'Actuel 1978 sur le plateau d'Apostrophe
JF Bizot présentant l'almanach d'Actuel 1978 sur le plateau d'Apostrophe
(capture d'écran)
La plupart des genres sont acceptés... sauf le genre ennuyeux. Bizot veille au grain. L'idée de fonder ce magazine irrespectueux lui est venue après un voyage aux Etats-Unis. Le futur patron de presse s'est immergé dans la contre-culture comme on rentre dans un bain tiède. Avec aisance. Il a goûté à toutes les drogues disponibles, croisé le joint avec les architectes de ces mouvements artistiques qui se réinventent sans cesse. Il a été là-bas le spectateur de concerts inouïs et croisé une faune bigarrée et souvent défoncée  : "Un peuple de tronches écrit-il. Des vieux, des jeunes,des marmots, des calmes, des fous, des managers, des mécaniciens et des pitres..."
"A 20 ans, au milieu des années 60, écrit-il encore dans la préface de Free Press (Panama, 2006), nous nous sentions comme des enfants accouchant d'un nouveau millénaire (…). Nous voulions tout réinventer. Une révolte à la fois clocharde, céleste, révolutionnaire, cyberfreaks et vidéo guérilleros, sexplorateurs, écologistes..."
Il va remplir le contrat.
 

Le plumard de Fela


Le bonhomme a un faible pour tout ce qui est à son image : différent, inclassable, hors norme, inattendu.

Le challenge de son équipe rédactionnelle est de parvenir à étonner ce grand gaillard d'1 mètre 92 qui a un faible très prononcé pour les artistes africains et pour tout le continent en général. Il confiera à Pierre Cherruau du journal Le Monde  un an avant sa mort : "En Afrique du Sud, j’ai bossé pendant un mois. Il faut que tu te fasses toute l’échelle sociale, de la droite à la gauche, des Blancs aux Noirs, du patron de boîte de nuit au patron de banque. Quand tu as compris, tu te barres. Tu racontes au téléphone. On voit que t’as compris le pays. Il est juste temps de te mettre à écrire. "
Il a une anecdote sur tous les artistes dont il a fait la connaissance. Féla ? Il embraye aussitôt sur le musicien nigérian. "C'était en 1983, à Lagos. Fela m’a reçu dans son plumard. Avec plein de fioles qui contenaient un liquide brunâtre non identifié. J’ai pris tout ce qu’il y avait dedans. En sortant de chez Fela, on a eu plein d’emmerdes. Ce jour-là, les rues de Lagos étaient inondées. On est tombés en panne. Les quatre roues sur le tas de sable. Au milieu de HLM. Les gars ont commencé à descendre dans un état que je qualifierais de post-jamaïcain. Avec des feux rouges que tu voyais partout dans les yeux.(...) Ça fait partie de l’Afrique que ça puisse basculer en quelques instants, pas toujours dans le bon sens."

Le musicien Ray Lema : " <em>Après un an en Belgique, quand on est un peu agité on en fait le tour et on commence à se cogner au mur ! C’est là que Jean-François Bizot, du journal Actuel, qui avait entendu parler de moi et écouté mon premier disque fait aux États-Unis, a envoyé quelqu’un pour me ramener en France." </em>
Le musicien Ray Lema : " Après un an en Belgique, quand on est un peu agité on en fait le tour et on commence à se cogner au mur ! C’est là que Jean-François Bizot, du journal Actuel, qui avait entendu parler de moi et écouté mon premier disque fait aux États-Unis, a envoyé quelqu’un pour me ramener en France."
Romanceor — Travail personnel

Etre un peu faux-cul


Ses conseils à un reporter ne relèvent pas, loin s'en faut, de ce qu'on enseigne habituellement dans les écoles de journalisme : " Il faut être un peu faux cul pour faire du reportage. Si tu vas voir les mecs de l’armée de la résistance du Seigneur en Ouganda, tu peux pas les traiter de tueurs psychopathes. Tu peux pas te pointer en leur disant que tu les trouves pas terribles. Aller se pointer en montrant sa carte de presse peut à la limite être dangereux et ne te mène pas loin. Déjà que tu es blanc et que tu laisses derrière toi une trace pire que la bave d’une limace... De toute façon, moi, j’ai toujours eu plusieurs casquettes. J’étais aussi manager de musique. Quand je me baladais en Afrique du Sud à l’époque de l’Apartheid, j’en profitais aussi pour aller voir des groupes.".
Il a une devise :  "On comprend mieux l’autre quand on danse sur sa musique". Selon lui, "Le jazz et le blues ont autant changé l’Amérique que Malcolm X et Luther King".
A la fin des années 70,  il repère ainsi le pianiste  congolais Ray Lema après l'écoute d'un disque enregistré aux Etats-Unis. Bizot l'invite à quitter la Belgique et lui propose de s'installer carrément chez lui à Saint-Maur-des-Fossés. Le musicien accepte : " Il m’a dit textuellement : Tu as un esprit aventureux musicalement qui aiderait beaucoup à faire avancer les musiques du monde. "


Un concert de locomotives gare de Lyon

 
Actuel, première version,  arrête ses rotatives en 1975, de crainte de se parodier. Parmi les loups fiévreux de mai 68 beaucoup sont devenus des moutons d'une
<em>“Pas d’école de journalisme, pas de carte de presse” </em>recommandait JF Bizot
“Pas d’école de journalisme, pas de carte de presse” recommandait JF Bizot
(DR)
docilité qui le stupéfie. A défaut de réinventer l'amour, comme le préconisait Rimbaud, il va réinventer Actuel. Il achète une demeure de 800 m2 à  Saint-Maur-des-fossés, en banlieue parisienne, rapidement baptisée Saint-Maur-défoncée tant abondent là-bas les paradis artificiels. Les nouveaux membres de son équipe rédactionnelle vivent désormais avec lui jour et nuit. L'homme a mille idées, mille coups de coeur. Il s'agit de s'épater mutuellement et de refuser fermement ce qui a déjà été vu ou lu ailleurs.
Une seconde mouture voit donc le jour en 1980. Elle tiendra le coup jusqu'en 1994.
Il dénichera Philippe Vandel, Djamel Debbouzze, Edouard Baer et Ariel Wizman.
L'heure n'est plus aux grandes idéologies mais aux grands reportages. Ses journalistes écrivent leur aventure à la première personne. Les tirages explosent. Point culminant de cette aventure journalistique : le numéro 100.
En 1987, Jean-François citizen Bizot décide, à cette occasion, de frapper un grand coup. Pour rendre hommage aux futuristes, il  contacte le compositeur Nicolas Frize : "ça te dirait un concert de locomotives gare de Lyon ? " Comment refuser ?  Le compositeur utilisera les sons de l'univers ferroviaire pour orchestrer un Concert de Locomotives. Douze locomotives sont réquisitionnées. L'univers d'une gare et ses sons habituels nourriront cette partition : le tableau d'affichage, les voix dans l'espace de la gare avec 12 chanteurs et un soprano soliste. Du jamais vu jamais revu.

Radio Nova


Cependant, lui l'amoureux de toutes les musiques, lui dont les oreilles traînent sur tous les continents, à Kinshasa, en Jamaïque, dans les chorus de Manu Dibango et les cordes vocales de Salif Keïta pense qu'il faudrait faire connaitre au plus grand nombre les musiques qui ne cessent de l'enchanter. 
Pourquoi ne pas créer une radio ? En 1981 : Mitterrand élu, Bizot crée Radio Nova,  une "sono mondiale" où les
courants musicaux du monde entier vont communier, réveiller de nouvelles émotions.  Mais pour cela, il faut libéraliser les ondes, casser le monopole français. Lui qui, au mépris de la loi, héberge plusieurs radios dans les locaux d'Actuel, met la pression au nouveau gouvernement socialiste tout à coup très frileux sur la question. En pleine page du Monde, il écrit de son style inimitable  : "Quel diamètre pour la liberté ? Un kilomètre ?".
Dans la foulée, il crée un magazine culturel éponyme. Ce patron de presse foutraque et grande gueule est alors une figure  respectée, y compris par nombre de ses ennemis. C'est sur Radio Nova, dès janvier 1986, que les auditeurs découvriront les stars du raï Cheb Khaled, Cheb Mami.
 
 
Quand les moyens font défaut, les amis se retirent un à un.
Bizot aime ce proverbe africain. Il figure en bonne place dans son bureau. Mais si le patron de presse connaît ce proverbe, il va bientôt le vivre douloureusement.
Lors d'un voyage en Inde en 2002, il urine tout à coup du sang. Rentré en urgence à Paris, on lui diagnostique un cancer de la vessie. Il a cinquante sept ans. Fin d'une époque pour cet insomniaque acharné. Il baptise son cancer "Jack le squatter" et écrit un livre : Un moment de faiblesse (Grasset, 2003) récit d'une cohabitation intime entre sa maladie et lui.

L'ouvrage de Marina Bellot et Baptiste Etchegaray évoque le courage de cet homme qui, au prix  d'une angoisse terrible, voit le mal progresser... et nombre d'amis le laisser tomber.  Lui qui ne vivait que pour son jeune fils, Melchior et pour Mariel, sa dernière compagne, le voici dans une solitude atroce où très peu de ses "poulains" viennent lui rendre visite lors de ces heures éprouvantes. Il s'éteint le 8 septembre 2007 à l'âge de 63 ans.
Les auteurs de cet ouvrage citent Mariel  : "J'ai eu la sensation qu'il n'était pas prêt du tout à mourir. Je n'en revenais pas comme la vie est puissante, comme elle n'arrive pas à partir. Une boule d'énergie qui n'arrive pas à s'éteindre.. Il a été très bouillonnant.. Ca a duré des jours.."

 
"L'inclassable : D'Actuel à Nova, les cent vies de Jean-François Bizot

Marina Bellot et Baptiste Etchegaray

Éditeur : Librairie Arthème Fayard

Collection / Série : Documents

Prix de vente au public (TTC) : 19 €