Le film "Augure" est sorti en France le 22 novembre 2023
Fil d'Ariane
Il est co-président dans la sélection Caméra d’Or, qui récompense les meilleurs premiers films, lors de ce 77e Festival de Cannes, aux côtés d’Emmanuelle Béart. Un an après avoir présenté son premier film, “Augure”, Baloji revient donc, triomphant, à Cannes, mais cette fois, comme jury. Un retour au parfum de reconnaissance, alors que son film vient de sortir aux États-Unis. Rencontre.
L'artiste belgo-congolais, Baloji, dans les locaux de TV5MONDE, le 17 avril 2024.
C’est dans les années 90 que le jeune Liégeois commence sa carrière musicale. Au sein du groupe de rap Starflam, il participe à l'émergence de la scène rap en Belgique. Mais le groupe se sépare après trois albums. Baloji commence alors une carrière solo, avec trois albums très personnels, toujours en lien avec le Congo, le pays qui l’a vu naître. Il y raconte ses relations familiales compliquées et sa vie de Belgo-Congolais.
Baloji sur la scène du Café de la danse à Paris, le 7 novembre 2018.
Annoncé comme son dernier album, "137 avenue Kaniama" (2018), est un véritable disque concept, plus proche d’un film musical que du simple album. À l'époque, Baloji a déjà la tête au cinéma, puisqu’il vient de finir l’écriture de son premier film, “Augure”. Il s’essaie à la réalisation avec les clips issus de cet album, comme “Peau de chagrin, bleu de nuit”, ou encore “Soleil de volt”, véritables courts-métrages, où la poésie et les trouvailles visuelles émerveillent.
Avec “Augure”, Baloji prend un tournant majeur dans sa carrière, celui de la fiction et du cinéma. Là où sa musique relatait sa vie, son cinéma raconte des histoires, lui permet de parler des Afropéens (Africains d’Europe), des Africains, d’une autre manière.
De quoi parle "Augure" ?
Dans “Augure”, Koffi est un Congolais vivant en Belgique avec sa compagne Alice, enceinte de leur premier enfant. Il emmène sa bien-aimée rencontrer sa famille. À cause de son épilepsie, il est considéré comme un sorcier par les siens. Ses proches pensent qu’il est atteint d’une malédiction qui peut les frapper, s’ils s’approchent trop de lui.
Koffi et les personnages qu’il rencontre portent le poids des croyances et de leurs assignations. En tentant de se réconcilier les uns aux autres, ils essayent aussi de se détacher de cette idée de malédiction.
Le film "Augure" est sorti en France le 22 novembre 2023
Baloji a rencontré de nombreux obstacles pour réussir à réaliser son film, notamment pour obtenir des aides financières. Pensant que le film ne verrait jamais le jour, il cherche alors une autre manière de raconter l’histoire de ses personnages. Ce sera en musique.
(Re)lire Au Festival de Cannes, quels représentants pour le cinéma africain ?
C’est ainsi qu’il élabore un album en quatre parties, pour chacun de ses quatre personnages principaux : Koffi, le personnage central, Mujila, la mère qui se voit rejetée de tous en devenant veuve, Tshala, la sœur qui refuse les normes de la sexualité et du couple et Paco, enfant des rues et chef de gang, vêtu d’un tutu rose.
Le quadruple album, du même titre que le film, est donc un prologue musical, avec de nombreux invités comme la chanteuse capverdienne, Mayra Andrade. Dans ses œuvres, Baloji joue avec les lignes des genres, dans tous les termes.
Le film a fait le tour des festivals, avant sa sortie à l'automne dernier, notamment le festival de Cannes en 2023, devenant le premier film congolais (co-production belgo-congolaise), nommé dans la catégorie Un Certain Regard. Il y a remporté le Prix de la nouvelle voix. Le film a également été sélectionné pour représenter la Belgique dans la course aux nominations pour les Oscars, mais n'a pas été rétenu dans la "short list".
Album "Augure" de Baloji , sorti le 5 mai 2024
L’album est sorti en avril 2024, plusieurs mois avant un concert annoncé à Paris en octobre.
Retrouvez l'interview en vidéo sur Youtube
A cette occasion, nous lui avons proposé de réagir sur des mots liés à son art.
Baloji : C'est un mot qui fait peur. Dans la culture générale, le fait d'être multidisciplinaire veut souvent dire manquer de discipline ou ne pas être bon à quelque chose en particulier. Le mot ‘touche-à-tout’ a quelque chose d'un peu dénigrant. Les gens ont du mal avec cela.
TV5MONDE : Comment s’exprime cette polyvalence dans votre création ?
Baloji : Les gens oublient que je viens de la culture hip-hop. Quand on vient de cette culture, on fait beaucoup de choses, par définition. J’ai grandi dans le hip-hop et je viens au départ de la danse. De la danse hip-hop, j’ai évolué vers d'autres danses et j'ai travaillé pour mieux appréhender l’espace. J’ai aussi fait du graffiti et cela m’a amené au graphisme. La culture du sample m’a également rendu curieux musicalement. Et puis, il y a l’écriture. Je reste dans une même continuité que j'écrive un "trois couplets" ou un scénario, finalement.
Baloji : Mon nom est malheureusement lié au mot “sorcier”. Il y a un aspect négatif qui est attaché à ce terme, même si "Baloji" veut dire “homme de science” (en Swahili, ndlr). Les dérivés sémantiques ont petit à petit changé la signification, devenue maintenant “hommes de sorcellerie”.
Installation artistique, créée à Milan en Italie et pensée par l'artiste Baloji, en avril 2024.
Mon nom est chargé. Mais, j'ai envie de l'assumer. C’est une façon de dire "voilà qui je suis. Cela fait partie de moi, c'est mon identité". Je peux maintenant renverser le stigmate qu'il porte.
En tant qu’homme dans cette société, on se pose souvent en victime alors qu'en réalité, on a beaucoup plus de privilèges comparé aux femmes. Baloji, rappeur-auteur et cinéaste
TV5MONDE : Il est question de sorcellerie dans votre film “Augure”. En quoi était-ce une thématique importante pour votre premier film ?
Baloji : L’assignation est omniprésente, tout comme la stigmatisation, l’essentialisation d’une partie de la population. C’est un problème central dans notre société, auquel j’ai vraiment envie de m’opposer. C'est important d’en parler, et pas uniquement du point de vue d’un personnage qui pourrait ressembler à qui je suis (Koffi).
"Augure" de Baloji
Ce personnage me permet d’aller vers d’autres personnes qui sont réellement assignées par leur sorcellerie. Koffi est le personnage qui incarne le privilège masculiniste. C’est par son regard qu'on découvre les autres. On se rend compte que celui qu’on pensait être la plus grande victime est le plus privilégié. C’est ce qu’on fait en tant qu’homme dans cette société, on se pose souvent en victime alors qu'en réalité, on a beaucoup plus de privilèges comparé aux femmes.
Le cinéma s'inspire de la vie et puis, à un moment, il la remplace en créant un autre monde, une autre réalité.Baloji
Baloji : Tout mon travail est lié à la poésie. On dit souvent que l'humour est la politesse du désespoir. Moi, je crois vraiment que c’est la poésie, cette politesse du désespoir. Elle aide à aborder certains thèmes difficiles. Les aborder de manière frontale les rendraient trop lourds, chargés.
"Augure" de Baloji
La poésie nous permet d’en sortir, de créer des mondes. Par exemple, le film “Augure” se déroule dans une espèce de ville imaginaire qui réunit deux villes congolaises qui sont séparées par plus de 3000 kilomètres, en réalité. C’est une volonté politique du gouvernement que ces deux villes ne soient ni joignables par la route, ni joignables par les chemins de fer. Le billet d’avion coûte plus cher que pour aller en Europe. C'est une façon de créer une géographie qui était loin des velléités politiques, séparatistes qui existent dans mon pays.
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TV5MONDE : Le cinéma est une manière de mieux parler du réel, en s’en détachant ?
Baloji : J'aime bien cette idée que le cinéma s'inspire de la vie et puis, à un moment, il la remplace en créant un autre monde, une autre réalité. C’est cela qui est intéressant pour moi, en tant qu'artiste. Se créer sa propre grammaire et sa propre logique, inspirée par ce monde complètement ahurissant.
Baloji : C'est un mot fourre-tout que l'on voit partout ! Ce mot est chargé. Il est central et complexe. Il ramène à l'assignation sociale que la société dessine. Je lui préfère le terme “essentialisation”. C'est contre ce stigmate que l'on doit se battre le plus souvent.
TV5MONDE : Vos projets artistiques sont-ils perçus différemment du fait de cette identité, ou assignation d'homme noir ?
Baloji : Je l'ai expérimenté avec mon film. J’ai dû ruser pour avoir des financements. Le personnage européen d'Alice s'appelait à la base Samia. À partir du moment où elle devenue Alice, cela ne posait plus de problèmes aux commissions.
C’est intéressant de voir comment notre société valorise certains points de vue. Le point de vue d'un personnage européen dans une histoire qui se passe en Afrique est hyper pertinent alors que celui d'une femme maghrébine est totalement insignifiant. Il y a une différence culturelle mais ça n’intéressait personne, car la société crée des barèmes. Et malheureusement, la femme arabe se trouve en bas de cette échelle.
Baloji pose pour les photographes pour le film "Augure" au 76e festival international du film, Cannes, dans le sud de la France, le lundi 22 mai 2023.
Cela m’a fait beaucoup réfléchir. Il y a un certain féminisme qui se bat contre l'idée que s'il y a un homme et 100 femmes, on va dire que c'est le masculin qui l'emporte. Ce qui est intéressant c'est quand tu l'amènes dans un contexte racialisé et qu'il y a 100 personnages noirs et un personnage européen, c'est le personnage européen qui l'emporte. C’est un bel exemple de la difficulté qui réside dans notre société. J’y ai été confronté sur le financement du film, mais aussi à sa sortie en France. Certains m'ont même demandé pourquoi le personnage européen, Alice, n’intervenait pas plus. C'est désolant.
TV5MONDE : Avez-vous ressenti aussi cette assignation en voulant entrer dans le monde du cinéma, en voulant faire de la fiction et pas du documentaire ?
Baloji : Le cinéma est un sport de riche. Y accéder est compliqué. Je ne connais personne qui peut se permettre de ne pas gagner sa vie pendant quatre ans pour pouvoir réaliser un film ! C’est pour cela que des narrations comme les nôtres n'existent pas au cinéma.
Les polémiques sur les réseaux se multiplient quand je porte une robe. Ces gens pensent que je suis devenu fou. Baloji
Baloji : J'aime bien bousculer les codes. Je trouve que la question du genre est centrale dans notre société. Un film comme le mien est censuré dans certains pays africains, en Europe ou en Amérique Latine parce qu'apparemment il ferait la promotion de la culture LGBT, du polyamour. Cela questionne.
Les polémiques sur les réseaux se multiplient quand je porte une robe. Ces gens pensent que je suis devenu fou, et par extension que la reconnaissance de mon travail vient d'un changement dans ma sexualité. Je serais devenu gay ou transgenre. C’est aberrant et ridicule, je n’ai pas à me défendre de ça. Et surtout j’ai envie de soutenir corps et âme toute personne assignée à une identité sexuelle qu’elle soit LGBT, queer, qu’importe.
Le titre "Matrone" de Baloji et Mayra Andrade, issu de l'album "Augure", inspiré du film (partie Tshala), a été mis en vidéo sur la chaîne Colors.
Tant que ces personnes ne seront pas acceptées, je ne serai pas accepté. C’est un long cheminement pour y arriver, parce qu’en tant qu’homme cisgenre (qui s'identifie au genre assigné à sa naissance, ndlr), je suis à la frontière entre parler de leur point de vue, ou parler à leur place. La ligne est fine.
TV5MONDE : Vous avez réalisé un album en quatre parties, inspiré de votre film, “Augure”. Il y a un album par personnage principal et donc deux albums féminins (Tshala et Mujila). Pourquoi ?
Baloji : Faire ces albums a vraiment changé la personne que je suis aujourd'hui. C’est un travail d'empathie. Il a fallu se confronter à l'altérité. Réfléchir à comment parler de la sexualité d'une femme en tant qu'homme cisgenre. Comment nos mamans sont perçues à partir d'un certain âge. Comment elles sont invisibilisées par la société. Comment elles ne sont plus des corps désirants et désirables. Comment elles sont réduites juste à l'idée d'être une présence matriarcale à qui on retire toute substance.
Il y a des barèmes différents pour les hommes et les femmes. C’est d’une violence ultime. En faire abstraction, c’est être au coeur des tensions qui existent dans notre société. Cela a été une expérience extraordinaire d'y être confronté et de confronter mon point de vue.
Partie sur le personnage féminin Tshala, dans l'album "Augure" de Baloji
C'est intéressant de revenir là-dessus et de se dire, qu'en tant qu'homme, on a bénéficié de ce rééquilibrage des rapports hommes-femmes. Les disques de Koffi et Paco (les deux personnages masculins du film “Augure”) questionnent également ce à quoi est tenue la masculinité, cette obligation de performance. Qu'elle soit dans la sexualité, dans le travail ou dans son rapport à l'autre. C’est fascinant.
J’ai été fier de montrer que nous ne sommes pas uniquement un peuple voué à un travail sur la musicalité, et qu'on a accès aux arts plastiques et au cinéma. Baloji
Baloji : Je pourrais dire mille choses sur le Congo (République démocratique du Congo, ndlr). J’ai été fier d’avoir pu porter le Congo au même titre que la Belgique aux Oscars. Fier d’avoir fait un film qui se déroule au Congo, fier d’en représenter les langues et la culture. J’ai été fier de montrer que nous ne sommes pas uniquement un peuple voué à un travail sur la musicalité, de la rumba ou à la trap, et qu'on a accès à d'autres formes d'art comme les arts plastiques et le cinéma.
C’est important de faire exister l’héritage cinématographique sur le sol congolais. Je suis très influencé par la culture congolaise, par le génie congolais, par la vitalité de l'art congolais dans des villes comme Kinshasa. J'y retourne le plus souvent possible et j'ai humblement beaucoup à apprendre de notre histoire, de notre héritage et surtout de notre présent et notre futur. Sa population apporte beaucoup à la culture mondiale.
TV5MONDE : Pouvez-vous nous citer des artistes congolais qui vous inspirent ?
Baloji : J'ai envie de citer un artiste qui s'appelle Patsy, un artiste performer de Kinshasa qui fait un travail formidable. Dans le film "Augure", il apparaît habillé en sirène, c’est un artiste incroyable.
L’autre artiste qui, je pense, apporte beaucoup à la culture congolaise, c’est Damso. Ce qu’il fait pour notre pays, par ses positions, son rayonnement en France, dans la francophonie est fort. C’est un artiste très important qui m’inspire beaucoup.
"Macarena" de Damso